Lors d’une visite au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, lieu d’une magnifique exposition (10 juin -11 septembre 2016) consacrée aux œuvres picturales d’Élisabeth Louise Vigée Le Brun, j’ai été intéressée par une toile intitulée La Paix ramenant l’Abondance.
Ce sujet — inhabituel pour l’artiste qui est surtout connue pour ses portraits de personnalités de son temps — fait écho à des représentations mythologiques et littéraires de l’Antiquité.
J’en propose ici une explication personnelle.
1. L’artiste : Peintre, Élisabeth Louise Vigée est née à Paris en 1755. Son père, Louis Vigée, l’initie au pastel dès son jeune âge et décèle ses dons précoces. Après la mort de celui-ci (alors qu’elle n’a que douze ans), elle est encouragée dans cette voie artistique par différents peintres, dont Joseph Vernet et Jean-Baptiste Greuze, puis Jacques-Louis David. Revendiquant son indépendance de formation, elle sera cependant plus tard influencée par les techniques picturales de Rubens, les œuvres des artistes italiens de la Renaissance, ainsi que par les idées de Rousseau et de Diderot. À quinze ans, elle est déjà connue à Paris et, sa vie durant, elle saura tirer parti de sa renommée pour vivre de son art — ce qui sera, au début, facilité par son mariage avec Jean-Baptiste Le Brun, marchand de tableaux. Elle devient la portraitiste attitrée de la reine Marie-Antoinette en 1778, et entre à l’Académie royale de peinture en 1783. Sa “pièce de réception” est la toile La Paix ramenant l’Abondance, qu’elle a peinte trois ans auparavant. La même année, le sculpteur A. Pajou réalise d’elle ce buste en terre cuite, qui rend hommage à sa beauté :
Quand éclate la Révolution, elle quitte la France (octobre 1789) avec sa fille Julie, et voyage à travers l’Europe, notamment en Italie, en Autriche et en Russie. Elle ne retrouve Paris qu’en 1802, mais, déçue par le régime politique en place (le Consulat), repart pour l’Angleterre, puis la Suisse. Finalement elle se fixe à Louveciennes en 1810, publie ses mémoires en 1835-37 (Souvenirs) et meurt en 1842.
Le Musée des beaux-arts du Canada présente l’exposition comme une rétrospective novatrice (qui) illustre le savoir-faire exceptionnel de Vigée Le Brun, mais aussi sa capacité à mener une carrière d’exception dans un monde d’hommes.
2. L’œuvre : La Paix ramenant l’Abondance, 1780, huile sur toile, 102,5 cm x 132,5 cm, Musée du Louvre, Paris, France.
3. Le Mouvement : Néoclassicisme. Prédilection pour les sujets tirés de l’Antiquité.
4. Genre ou Catégorie : Allégorie. Le portrait étant considéré comme un “genre mineur” par l’Académie, cette toile, du fait des personnages allégoriques, illustre le genre noble de l’Histoire. C’est, sans doute, une façon pour la jeune femme peintre de contourner les obstacles dressés (parce qu’elle est une femme) à son admission dans l’Institution.
5. Bibliographie : Dictionnaire Robert des Noms Propres, Élisabeth Vigée Le Brun par G. Haroche-Bouzinac éd. Gallimard/Rmn-Grand Palais, 2015 (pour la biographie) ; La Paix d’Aristophane, éd. Les Belles Lettres, 1985, traduction d’H. Van Daele (pour le thème) ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (pour les analyses).
6. Le Thème : Mythologique, historique et littéraire.
Placée à côté de la toile, exposée en 1783 mais exécutée en 1780, une notice du musée rappelle, d’une part, le contexte historique en précisant que cette composition entre alors en résonance avec le Traité de Paris, signé la même année et mettant un terme à la guerre d’Indépendance des États-Unis. D’autre part, l’artiste ne renie pas ici sa dette à l’École française du XVIIè siècle et en particulier à “La Prudence amène la Paix et l’Abondance” de Simon Vouet (Musée du Louvre, Paris).
Mais le lien entre la Paix et l’Abondance, pour évident qu’il puisse apparaître, au point qu’elles en deviennent des figures allégoriques associées dans la peinture, a été représenté dans la littérature grecque au Vè siècle avant notre ère dans un contexte semblable de retour à la paix.
En effet, alors que les cités grecques qui se faisaient la guerre — profitable pour les puissants, mais désastreuse pour les paysans aux terres ravagées — avaient engagé des pourparlers de paix, Aristophane écrivit et fit représenter en -421 sa pièce intitulée La Paix (Ειρηνη eirênê).
Dans cette comédie, le vigneron athénien Trygée monte au ciel pour demander aux dieux la raison des malheurs qui accablent la Grèce. Hermès lui apprend que la déesse Eirênê (la Paix) a été enfermée dans une caverne par le dieu Polémos (la Guerre). Pour la délivrer, Trygée demande à tous les paysans grecs de l’aider. Après plusieurs péripéties, la Paix est libérée et sort, accompagnée de deux belles créatures : Opôra (déesse des fruits et de l’abondance des récoltes) et Théôria (déesse des fêtes solennelles).
La pièce se termine par le mariage de Trygée et Opôra. Lors de la cérémonie, Trygée interpelle ainsi Eirênê : Ô très auguste reine, déesse, Paix vénérée … et Opôra : Fais que notre marché soit bondé de bonnes choses : … aulx, concombres précoces, coings, grenades, petits mantelets pour esclaves ; … que l’on voie affluer des gens portant oies, canards, ramiers, pluviers ; que les anguilles … arrivent par paniers …
En grec, les noms ειρηνη (eirênê, paix) et οπωρα (opôra, abondance) sont du genre féminin ; il en est de même en latin pour les noms qui leur correspondent, pax et copia. Et en français aussi. C’est peut-être pour cela que leurs allégories sont des femmes ?
7. Analyse iconographique :
Sur un fond de nuages sombres — décor qui sert de repoussoir (pour la couleur et pour l’ambiance) — se détachent deux jeunes femmes habillées “à l’antique”.
Celle qui se trouve au premier plan, la tête couronnée de fleurs, la poitrine à demi découverte, porte une tunique blanche recouverte d’une étole ou d’un manteau jaune. Le visage de profil (au nez grec), elle se penche vers l’avant tout en regardant légèrement en arrière l’autre femme contre laquelle elle semble se blottir. Son mouvement fait tomber des fruits et des fleurs d’un seau qu’elle tient de sa main droite. Dans la main gauche, elle a une petite poignée de céréales. À ces attributs — et grâce au titre du tableau — on reconnaît l’Abondance.
Au second plan, la femme qui porte une tunique violette ou mauve au col gansé d’or ainsi qu’un ample manteau-cape bleu où s’engouffre le vent, entoure les épaules de l’autre jeune femme d’un geste protecteur de son bras droit, tandis qu’elle la soutient de son bras gauche. Avec ses attributs, la couronne de lauriers sur la tête et le rameau d’olivier dans la main droite, elle incarne la Paix.
La complicité entre les deux personnages se révèle dans l’intersection de leurs regards. Aucune des deux ne regarde le spectateur du tableau, qui reste extérieur à la scène mais peut exercer son jugement.
8. Analyse symbolique :
L’Abondance :
Le sein nu (un des critères artistiques de la représentation “à l’antique”) est aussi un symbole de maternité, de douceur, de sécurité, de ressource. Lié à la fécondité et au lait, qui est la première nourriture, il est associé aux images d’intimité, d’offrande, de don et de refuge, … promesse de régénérescence (Symboles, p. 857).
Le seau (ou corne ?) contenant des fruits et des fleurs est la Corne d’Abondance.
La couronne de fleurs, dont on ornait les statues en Grèce et à Rome, fut d’abord un signe de consécration aux dieux… Les couronnes tendent à assimiler qui les porte à la divinité ; elles sont un symbole d’identification. Elles captent les vertus du ciel, à quoi elles ressemblent par leur forme, et du dieu, à qui leur matière les assimile. Mais après l’Antiquité, la couronne ne fut plus que le signe de la manifestation d’un succès ou d’une dignité. Elle a figuré avec des matériaux divers au front ou à la main des généraux vainqueurs, des génies, des savants, des poètes, des allégories de la victoire, de la guerre, de la paix, de la science, de la rhétorique, de la philosophie, de la théologie, de l’astrologie, de la fortune, de la vertu, de la sagesse, de l’honneur (Ibid. p. 304-306).
La gerbe de céréales symbolise la fécondité et tout ce qui a trait au mythe de Cérès.
La Paix :
La couronne de lauriers, comme toute couronne, identifie son porteur à une divinité, ici Apollon. En tant que telle, elle symbolise l’immortalité acquise par la victoire. C’est pourquoi son feuillage sert à couronner les héros, les génies et les sages … et signifie aussi les conditions spirituelles de la victoire, la sagesse unie à l’héroïsme (Symboles, p. 563).
Le rameau d’olivier est encore un signe d’identification. Arbre d’une très grande richesse symbolique : paix, fécondité, purification, force, victoire et récompense… Dans tous les pays européens et orientaux, il revêt de semblables significations (Ibid. p. 699).
En dehors de toute considération symbolique, on peut noter la beauté du rendu des plantes et des fruits — preuve du savoir-faire de l’artiste.
9. Analyse chromatique :
Ce dessin au pastel ci-dessus (représentant l’Abondance), étude préalable à la réalisation du tableau, témoigne aussi de la maîtrise de cette technique par Élisabeth Vigée Le Brun.
La peinture à l’huile de la toile en a emprunté quelques-unes des tonalités claires.
Le blanc symbolise ici la pureté et l’éclat lumineux de la jeune Abondance. Mais — et c’est notable dans le contexte historique du tableau — c’est aussi la couleur de celui qui se relève, qui renaît, victorieux de l’épreuve, … symbole d’affirmation, de responsabilités assumées, de renaissance accomplie, de consécration (Symboles, p. 127).
Le jaune, d’or ici, symbolise la puissance divine du même personnage, couleur de l’éternité comme l’or est le métal de l’éternité… Le jaune est la couleur de la terre fertile, … des épis mûrs de l’été (Ibid. p. 536).
Le violet ou mauve du vêtement de la Paix la fait paraître plus âgée, plus “mûre” que sa compagne. C’est, en effet, la couleur de la tempérance, fait d’une égale proportion de rouge et de bleu, de lucidité et d’action réfléchie, d’équilibre entre la terre et le ciel, les sens et l’esprit, la passion et l’intelligence, l’amour et la sagesse (Ibid. p. 1020).
Le bleu profond de son manteau-cape qui s’envole vers le haut est parfaitement approprié ici dans la mesure où il symbolise le ciel et l’infini, ainsi que la sérénité : le bleu n’est pas de ce monde ; il suggère une idée d’éternité tranquille et hautaine (Ibid. p. 129).
10. Composition et Synthèse :
La composition, légèrement décentrée, produit une dynamique ascendante.
Les deux personnages, qui, par leur taille, occupent presque toute la toile (marque de leur importance), s’inscrivent dans un triangle. Ce triangle part de chaque coin inférieur de la toile et culmine hors cadre, dans le ciel. Le mouvement “entourant” de la Paix ramène (comme le dit le titre) ostensiblement l’Abondance car elle est entraînée vers la droite, côté progressif, et vers le haut.
Dans un cadre visiblement orageux (matérialisant la Guerre), la Paix apporte la sérénité et l’Abondance, la vie. Ce n’est pas seulement une œuvre picturale de circonstance, c’est une leçon éternelle !