Afin de rendre hommage au Musée du Bardo de Tunis, récemment éprouvé par des violences terroristes, voici l’analyse d’un des chefs-d’œuvre exposés : une mosaïque du IIIè siècle de notre ère, découverte à Sousse (autrefois Hadrumetum) en 1895, et qui représente le poète latin Virgile écrivant l’Énéide entre deux muses.
Qu’est-ce qu’une mosaïque ?
Je m’inspire de notices lues au Musée archéologique de Thessalonique (Grèce) — que je traduis et résume.
C’est une composition décorative obtenue par la juxtaposition de plusieurs petits cubes sur une surface de plâtre frais. Ces cubes sont appelés “tesselles” ou “tessères” (tessellae ou tesserae, en latin, c’est-à-dire petites pièces carrées en forme de dés à jouer, cubes pour les ouvrages de marqueterie ou de mosaïque — termes que l’on trouve notamment chez Pline l’Ancien).
Les tesselles sont le plus souvent des morceaux de pierres ou des galets naturels, mais il en existe aussi de plus élaborées, en argile cuite, ou en pâte de verre. Le verre peut être coloré à volonté, lors de sa fabrication, par l’addition d’oxydes divers (de manganèse, cobalt, nickel, urane, cuivre, chrome et platine etc.). Les joints de ciment entre les tesselles sont également teints (avec de l’eau colorée) pendant que la mosaïque est encore fraîche.
L’artiste doit travailler rapidement parce que le support en plâtre sèche vite.
D’où vient le mot “mosaïque” ?
L’ouvrage constitué de tesselles s’appelait opus tessellatum, en latin — terme employé depuis le IIIè siècle avant notre ère.
Lorsque les tesselles étaient disposées en lignes courbes, avec des gradations de couleurs, elles imitaient le mouvement d’un ver (vermiculum, en latin) rampant sur le sol ; d’où l’appellation d’opus vermiculatum donnée à cet assemblage plus complexe et polychrome.
À partir du premier siècle de notre ère, on fit la distinction entre le lithostrotum (traduction latine du grec λιθóστρωτον), pavement de marbre avec figures (dont parle Pline), et le musivum, revêtement de murs, particulièrement en pâte de verre (mentionné par des auteurs tardifs comme saint Augustin et Cassiodore).
C’est de musivum qu’est issu le mot “mosaïque”.
Que représente cette mosaïque ?
C’est un portrait allégorique du poète latin Virgile, considéré comme l’un des plus grands auteurs de l’Antiquité.
Ami de Mécène et d’Octave, futur empereur Auguste, il entreprend d’écrire une épopée romaine digne de rivaliser avec les œuvres d’Homère, en 29 avant notre ère. Mais il meurt en -19 d’insolation, au retour d’un voyage en Grèce, laissant l’épopée inachevée. Bien loin d’être détruite, comme son auteur l’avait souhaité, la jugeant imparfaite, cette épopée, l’Énéide, fut publiée à la demande expresse d’Auguste et connut un succès considérable.
L’Énéide a pour héros éponyme le “pieux” Énée, Troyen qui s’est enfui de Troie en flammes, avec la mission de trouver une “Terre promise”.
Après des tribulations diverses, semblables à celles d’Ulysse dans l’Odyssée, Énée devra conquérir le Latium par les armes, dans des combats l’opposant aux peuples d’Italie et semblables à ceux narrés dans l’Iliade.
Or comme Énée, fils de la déesse Vénus, est le père d’Iule/Ascagne, ancêtre de la dynastie julio-claudienne, l’Énéide rappelle ainsi que les dieux ont toujours présidé au destin de Rome !
Que voit-on sur cette mosaïque ?
On voit Virgile assis, tenant dans sa main gauche un volumen (rouleau de parchemin ou de papyrus), sur lequel serait écrit le premier vers de l’Énéide.
Ce vers Arma virumque cano, Trojae qui primus ab oris signifie “Je chante les armes et le héros qui, le premier, chassé des bords de Troie”. Il annonce le contenu essentiel de l’ouvrage.
Cependant, une autre source (Manuel de Latin 3è, éd. Magnard, p. 117, Paris 2012) indique qu’il s’agirait du vers 8 (Livre I) et qu’on peut lire : Musa, mihi causas memora, quo numine laeso”, Muse, rappelle-moi les causes, pour quelle offense faite à sa volonté”…
Je dois avouer qu’il m’est difficile de distinguer les mots, donc les vers.
De sa main droite, Virgile retient un pan de sa toge blanche, drapée à la mode romaine. Ses chaussures ressemblent à des babouches, à la mode de l’Afrique du Nord.
De chaque côté de lui se trouvent, debout, deux figures féminines hautes en couleurs.
Ce sont les muses Clio et Melpomène. Clio, habillée à la grecque d’un péplum et d’une étoffe nouée sur l’épaule, tient de ses deux mains un volumen déroulé qu’elle est probablement en train de lire. Melpomène, vêtue d’une longue robe décorée de motifs grecs, a l’air pensive, la tête appuyée sur sa main droite. Sa main gauche tient un masque de tragédien ; ses pieds sont chaussés de cothurnes, souliers à hauts talons qu’utilisaient les acteurs tragiques pour se grandir.
Que symbolisent les personnages et leurs accessoires ?
La présence des muses à côté du poète symbolise “l’enthousiasme” (littéralement “avoir un dieu en soi”), l’inspiration divine.
D’ailleurs la plupart des poètes de l’Antiquité se sont placés sous le patronage d’une muse ou d’une divinité pour débuter leurs œuvres — c’est pratiquement un topos (ou lieu commun).
Melpomène, muse de la Tragédie et de la Poésie lyrique, rappelle que l’Énéide est une œuvre de fiction, qui emprunte les caractères de la Tragédie (que confirme le masque tragique) et du Lyrisme. La Fatalité, qui poursuit Énée où qu’il aille et qui l’empêche de vivre une histoire d’amour heureuse avec la reine Didon, crée la tragédie et le lyrisme.
Clio, muse de l’Histoire, témoigne que l’Énéide est un ouvrage partiellement historique (et politique), puisque c’est une des versions de la fondation légendaire de Rome. L’autre version étant celle de Romulus et de Remus.
Auguste, adopté par Jules César, appartenait à la gens Iulia, issue d’Iule/Ascagne, fils d’Énée et petit-fils de Vénus. Ainsi l’épopée virgilienne légitime-t-elle sa fonction d’empereur, en lui donnant une naissance illustre et des ancêtres héroïques.
Les deux volumina (pluriel de volumen) symbolisent la culture littéraire, notamment celle du riche propriétaire africain (tunisien) qui a fait exécuter cette mosaïque dans sa maison.
Le projet du mosaïste est ici clair et précis car les lignes diagonales, en se croisant, mettent en valeur le manuscrit de l’Énéide, tandis que le regard de Virgile interpelle le public qui le regarde : il s’agit donc de montrer la gloire de l’œuvre et de l’écrivain.