Ce n’est une surprise pour personne, Rome et l’Antiquité ont inspiré de nombreux artistes européens, et notamment des peintres.
Ainsi peut-on en déceler des traces dans ce tableau de Claude Gellée, dit Le Lorrain, qui, bien que censé représenter Carthage, contient, entre autres, des éléments architecturaux indéniablement romains.
1. Le peintre :
D’abord apprenti pâtissier, Claude GELLÉE, dit LE LORRAIN, peintre, dessinateur et graveur français, né en 1600 à Chamagne, près de Nancy en Lorraine — d’où son surnom, alors qu’en Angleterre et aux États-Unis on l’appelle plutôt “Claude”.
Il se caractérise par sa créativité ; on lui attribue l’invention de la pâte feuilletée en pâtisserie ! Devenu orphelin, il part vers 1613 pour Rome où il séjournera presque toute sa vie. Il apprend la technique des couleurs et l’art des portraits et paysages auprès du peintre italien Agostino Tassi.
L’œuvre du Lorrain s’inspire des paysages de la campagne romaine, dont il apprécie la tranquillité et la beauté. Il y mêle sa vision personnelle et idéalisée de l’Antiquité. Il meurt à Rome en 1682. On pourrait presque aussi l’appeler “Le Romain” !
2. L’œuvre :
“Vue de Carthage avec Didon et Énée”, dite aussi “Didon montrant Carthage à Énée” (1676), huile sur toile ; dimensions : 120 cm x 149,2 cm ; Hamburger Kunsthalle, Hambourg, Allemagne.
3. Mouvement : Classicisme.
4. Genre ou catégorie : Paysage allégorique, marine, et scène de genre.
5. Thème : mythologique et littéraire.
C’est une illustration inspirée d’un passage du chant I de l’Énéide de Virgile (Ier siècle avant notre ère).
Des Troyens sont arrivés dans le port de Carthage, royaume de Didon. Celle-ci les reçoit avec bienveillance et fait l’éloge de sa ville, qui est encore en construction.
Énée, le chef de l’expédition, et son fidèle compagnon Achate, jusque là invisibles aux yeux des mortels grâce à l’action de la déesse Vénus, entendent les paroles de la reine et, rassurés, se dévoilent. Didon les accueille alors dans son palais.
6. Bibliographie :
L’Histoire de la peinture pour les Nuls et le Dictionnaire Robert des Noms propres (pour la biographie), l’Énéide de Virgile (pour le thème), le Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; pour les analyses chromatique et symbolique).
7. Analyse iconographique :
La scène représente le vaste panorama d’un port en pleine activité.
Au premier plan, sur les marches en pierre devant un immense édifice à colonnes gardé par trois soldats, on distingue un groupe de six personnages flanqués de deux chiens. Vêtus à la romaine, les hommes portent une tenue militaire et des javelots, les femmes, de longues robes (stola, en latin).
La femme vue de dos qui désigne de la main le paysage au guerrier revêtu d’une cape pourpre (paludamentum) est Didon, comme l’indique le titre du tableau. Le jeune garçon, près d’Énée, est son fils, Iule (ou Ascagne). Et derrière eux, le fidèle compagnon d’Énée, Achate. Les deux femmes avec les chiens sont des suivantes de Didon, ou bien sa sœur Anna et une suivante. Quelques individus s’affairent au bord de l’eau, tandis que naviguent des bateaux à rames.
Aucun des personnages ne le regardant, la scène reste extérieure au spectateur, qui peut alors exercer son jugement.
Les personnages sont moins importants que le paysage (bâtiments, nature et lumière du site).
Les bâtiments confèrent, en effet, un cadre majestueux à la scène.
Le palais à droite avec ses arches et ses colonnes rappelle, par exemple, l’Arc de Triomphe de Constantin, situé près du Colisée. Il correspond davantage à une vision de Rome que de Carthage, dont il ne restait d’ailleurs plus rien à l’époque de Virgile. Et ce, même si, sur une balustrade en pierre, bordant une allée qui mène à la mer en contrebas, est gravé le nom de Carthago.
Derrière les arcs, on voit une tour crénelée. Il pourrait s’agir du Château Saint-Ange, ex-mausolée de l’empereur Hadrien, à Rome.
Un autre bâtiment, au second plan à gauche, environné d’arbres immenses, possède une architecture semblable à celle du Panthéon de Rome.
Les photos ci-dessous donnent un aperçu des édifices antiques qui ont pu inspirer Le Lorrain :
8. Analyse symbolique :
Les chiens, animaux de compagnie, symbolisent aussi la fidélité.
C’est ici un symbole marquant a contrario l’ironie du sort, car Didon, tombée amoureuse d’Énée par la volonté de Vénus, ne pourra pas rester fidèle au souvenir de son défunt mari, Sychée. Et Énée, forcé par Jupiter d’accomplir son destin (fonder une ville dans le Latium), ne pourra pas non plus rester fidèle à Didon, qu’il devra quitter.
Les armes situent les hommes dans le registre de l’épopée : le monde des héros.
9. Analyse chromatique :
Le rouge de la cape anachronique d’Énée — cape appelée paludamentum, symbole du général en chef ou imperator, à partir de Jules César — et le rouge de la robe d’une des femmes rappellent que la ville de Tyr, d’où vient Didon (alias la Phénicienne), est une grande productrice de la pourpre, si prisée dans l’Antiquité et symbole du pouvoir suprême.
Le bleu, appliqué à la mer et au ciel, connote l’infini.
Pas d’autre symbolisme dû aux couleurs, mais le peintre affectionne les phénomènes lumineux et les effets de clair-obscur.
10. Composition :
Le tableau présente une succession de plans dans l’espace, comme sur une scène de théâtre. La lumière, avec le premier plan sombre et le fond éclairé, projette vers l’avant les personnages placés devant le palais.
Le peintre a structuré sa composition par les diagonales et par la ligne horizontale située au tiers de la hauteur. La perspective frontale a son point de fuite principal sur la main de Didon, qui est mise en valeur au centre. La fondatrice de Carthage est fière de sa ville, mais semble également montrer à Énée les bateaux sur lesquels les Troyens vont s’embarquer. Si bien que cette scène pourrait aussi figurer un adieu.
11. Synthèse :
Paysage racontant une histoire, cette toile est en même temps une marine. Le Lorrain est surtout intéressé par les effets de la lumière sur l’eau.
Par sa sensibilité esthétique (fusion d’une nature poétique et d’une antiquité de fiction), il rend bien l’univers épidictique de Virgile. Car celui-ci, à travers l’éloge de la Carthage légendaire de Didon, faisait en réalité l’éloge de la Rome réelle d’Auguste, son contemporain. Lequel Auguste, grand bâtisseur, s’est vanté d’avoir transformé une “ville de briques” en une “ville de marbre”.
Le Lorrain inspirera de nombreux artistes, et en particulier le peintre anglais J.M.William TURNER, auteur de “Dido building Carthage or the Rise of the Carthaginian Empire” (1815), exposé à la National Gallery, à Londres (Royaume-Uni) :