Le quatrième empereur romain, Claude, n’était pas destiné au trône.
Un tableau de Sir Lawrence Alma-Tadema, vu au Musée Walters de Baltimore, peint les étranges circonstances de son avènement. J’en propose une analyse.
Le peintre : Laurens Tadema est né aux Pays-Bas en 1836. De santé fragile, il renonce à d’austères études de droit et préfère consacrer sa vie aux beaux-arts. Il étudie à l’Académie royale d’Anvers en 1852, commence à exposer des tableaux en 1858, et s’établit dans son propre studio en 1862. En 1869, frappé par la mort de sa femme, il quitte les Pays-Bas pour l’Angleterre, où il rencontre Laura Epps, qu’il épousera en 1870. Établi en Angleterre, il devient britannique, jusque dans son nom qu’il anglicise : Lawrence Alma-Tadema. Le succès de ses peintures, très souvent d’inspiration antique (comme, par exemple, “Sappho et Alcée”), lui vaudra d’être anobli en 1899.
Sir Lawrence Alma-Tadema voyage dans toute l’Europe et la popularité de ses œuvres lui apporte l’aisance financière.
En 1912, malade, il se rend en Allemagne pour se faire soigner, mais meurt à Wiesbaden, le 25 juin 1912. Son œuvre tombe dans un oubli relatif, mais elle est redécouverte dans les années 1960, notamment parce qu’elle sert de référence iconographique à des “péplums” — films dont l’action se situe dans l’antiquité gréco-romaine.
L’œuvre : A Roman Emperor: AD 41 ou Claudius, huile sur toile, 1871, exposée au Musée Walters, Baltimore (Maryland), États-Unis. Dimensions non fournies.
Mouvement : Néo-classicisme et Romantisme.
Tous deux couvrant le XIXè siècle, le Néo-classicisme se traduit par la redécouverte de l’Antiquité érigée en modèle idéal pour l’art, tandis que le Romantisme promeut les scènes de genre peintes au format noble de la peinture d’Histoire (selon L’Histoire de la Peinture pour les Nuls, p. 486 et 490).
Le tableau ici étudié contient des critères des deux mouvements artistiques : il traite d’un sujet appartenant à l’Histoire de la Rome antique.
Catégorie : Scène de genre. Peinture d’Histoire.
Bibliographie : Notice du Musée Walters ; L’Histoire de la Peinture pour les Nuls, éd. First (2009) ; Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; Vies des douze Césars (De vita Cæsarum) de Suétone.
Thème : Historique et littéraire.
Dans les Vies des douze Césars, Suétone écrit une Vie de Claude, le quatrième César ou empereur. Plus homme de lettres qu’historien, Suétone n’est pas un témoin direct, étant né en 70 de notre ère, alors que Claude est devenu empereur en 41.
Selon le Dictionnaire de l’Antiquité, Suétone choisissait les sources qui l’amusaient sans se préoccuper de leur fiabilité. Ses biographies évoquent les ancêtres et la carrière de chaque empereur … mais on y trouve surtout des anecdotes très vivantes, des commérages, des détails scabreux, et aussi des épisodes et détails intéressants (p. 952).
Il n’est pas le seul à avoir critiqué les empereurs. Avant lui, l’historien Tacite avait montré dans ses Annales les maux du régime, tandis que le philosophe Sénèque avait écrit une satire burlesque de la mort de Claude, l’Apocoloquintose du divin Claude — littéralement, sa métamorphose en citrouille.
Le public moderne doit comprendre que la relation de l’avènement de Claude faite par Suétone est une reconstitution subjective qui ne se prive pas de porter des jugements sur les personnes décrites.
Voici donc quelques extraits :
Claude naquit à Lyon. Il fut appelé Tiberius Claudius Drusus. Abandonné par son père dans son enfance, il la passa tout entière, ainsi que sa jeunesse, dans des maladies diverses et opiniâtres qui le rendirent si faible de corps et d’esprit, que, parvenu à l’âge de remplir des fonctions, on le regarda comme incapable de tout emploi public ou privé.
Pourtant il fit des études, il était cultivé et avait un caractère noble (selon son ancêtre Auguste), mais il était bègue et timide, méprisé par toute sa famille et la cour impériale.
Il n’est donc pas étonnant que, renonçant à toute ambition, Claude s’abandonna à l’oisiveté, et vécut caché … La société des hommes les plus abjects ajouta à sa bêtise habituelle la passion dégradante pour l’ivrognerie et les jeux de hasard.
C’est ainsi qu’il passa la plus grande partie de sa vie, lorsqu’un événement tout à fait extraordinaire le fit arriver à l’empire, dans la cinquantième année de son âge. Au moment où les assassins de Caius (Caligula) écartaient tout le monde, sous prétexte que l’empereur voulait être seul, Claude s’était éloigné comme les autres et retiré dans un cabinet appelé Hermæum. Bientôt, saisi d’effroi à la nouvelle de ce meurtre, il se traîna jusqu’à une galerie voisine, où il se cacha derrière la tapisserie qui couvrait la porte. Un simple soldat qui courait çà et là, ayant aperçu ses pieds, voulut voir qui il était, le reconnut, le retira de cet endroit ; et tandis que la peur précipitait Claude à ses genoux, il le salua empereur. Puis il le conduisit à ses compagnons qui, encore indécis, ne prenaient conseil que de leur fureur. Ils le mirent dans une litière, et, comme ses esclaves s’étaient enfuis, ils le portèrent tour à tour jusqu’au camp, triste et tremblant. La foule, en accourant au-devant de lui, le plaignait comme un innocent qu’on traînait au supplice. … Les consuls et le sénat s’étaient emparés du Forum et du Capitole avec les cohortes urbaines dans l’intention de rétablir l’ancienne liberté. Mais le lendemain, le sénat, dégoûté de divisions et d’avis contraires, agit avec moins de vigueur. La foule qui l’entourait demandait d’ailleurs à haute voix un seul maître et nommait Claude. Il reçut les serments de l’armée et promit à chaque soldat quinze mille sesterces. C’est le premier des Césars qui ait acheté à prix d’argent la fidélité des légions (Vies des douze Césars, Vie de Claude, ch. II, III, V, X ; traduction, en italiques, revue par l’Université de Louvain en 2001).
Analyse iconographique :
Ce tableau est une mise en scène.
Dans un décor luxueux (colonne de marbre, fresque murale, tapis et mosaïques) très coloré, on distingue plusieurs groupes de personnages habillés à l’antique.
À gauche, un groupe de soldats armés de boucliers, lances et enseignes militaires, et de femmes richement vêtues et parées, se pressent, les uns avec une apparente satisfaction (le soldat qui lève son bouclier), les autres avec curiosité (la tête tendue en avant, une femme semble s’incliner ainsi qu’un homme enveloppé dans une étole rayée). Garde prétorienne et courtisans, ils vivent dans le palais et constituent l’entourage de l’empereur.
Au centre, près d’un buste de l’empereur Auguste posé sur un piédestal, deux personnages à terre : ce sont l’empereur Caligula et sa femme (recouverte d’un tissu sombre qui la dissimule) ; ils ont été assassinés. Les traces de mains sanglantes sur le piédestal en témoignent.
À droite, la main accrochée à une tapisserie, on voit un homme debout, le visage à moitié caché, devant lequel s’incline un soldat, qui vient de le découvrir, et qui tire la tapisserie comme on ouvre un rideau de théâtre. Ce soldat a reconnu Claude, oncle de Caligula.
C’est proprement un “coup de théâtre” que cette découverte ! Dernier survivant de la famille d’Auguste, Claude va succéder à Caligula. Mais à l’instant représenté par cette toile, Claude, qui a été saisi d’effroi devant la mort de Caligula, est rempli de peur — ce que montre le visage hagard que lui peint Lawrence Alma-Tadema.
Analyse symbolique :
Le buste d’Auguste et la représentation de la bataille navale d’Actium : ils symbolisent l’Empire, en tant que régime politique et événement historique.
Caligula et Claude appartiennent à la dynastie des julio-claudiens, qui remonte à Jules César (dictateur à vie), suivi d’Octave-Auguste (premier des empereurs romains). Suétone mentionne d’ailleurs que Claude se référait constamment à son aïeul Auguste, qu’il vénérait.
Actium est un promontoire sur la côte ouest de la Grèce, où Octave a vaincu la flotte d’Antoine et de Cléopâtre le 2 septembre 31 av. J.-C. Cette bataille marqua la fin de la République romaine et ouvrit la période de l’Empire (Antiquité, p. 9).
L’autel ou laraire : situé à l’extrême-droite du tableau, l’autel symbolise le lieu et l’instant où un être devient sacré, où se réalise une opération sacrée (Symboles, p. 87).
Dans la religion romaine, les lares familiares (parfois considérés comme les esprits divinisés des ancêtres défunts) étaient des esprits protecteurs particulièrement chargés de la maison et de ses habitants ; on les honorait sur le foyer domestique … Chaque maison avait son lararium, ou sanctuaire, souvent une sorte de placard contenant de petites images des lares, dans un coin de l’atrium (Antiquité, p. 564).
Sur le tableau étudié, le lararium symbolise la religion de la famille impériale.
Analyse chromatique :
Fresque murale, pavement-mosaïque, tapis, tapisserie-rideau et vêtements sont très colorés.
Le rouge-orangé du mur de la fresque évoque la couleur impériale (la pourpre), mais aussi la décoration des maisons de l’antique Pompéi (dont les fouilles ont commencé en 1748).
Le bleu du vêtement de Caligula, très visible par le contraste qu’il opère avec les couleurs avoisinantes, prend ici une signification négative. D’abord, il a une gravité solennelle, supra-terrestre (comme le formule au XXè siècle le peintre Kandinsky) ; il appelle l’idée de la mort. D’autre part, il a une valeur péjorative métaphoriquement. Par exemple, la peur métaphysique devient une peur bleue et l’on dira je n’y vois que du bleu pour dire je n’y vois rien (Symboles, p. 129-131).
Pour la postérité, l’empereur (né Gaius Julius Caesar Germanicus) est connu comme étant “Caligula”. Il reçut ce surnom à cause des souliers de soldats (caligae) qu’il portait à un très jeune âge, car il vivait en garnison avec ses parents en Germanie. Il accéda au trône à l’âge de 25 ans. Mais peu de temps après, il tomba gravement malade et aurait souffert de troubles mentaux. Toujours est-il qu’il devint de plus en plus despotique et déséquilibré ; son règne (qui dura quatre ans) fut marqué par des extravagances et des exécutions arbitraires, et il tenta de se faire déifier. Il fut assassiné en 41 (Antiquité, p. 173).
Parmi ses “extravagances”, les moins nocives étaient d’ordre vestimentaire — ce que le peintre a bien rendu par la sophistication de sa tunique et la couleur de son manteau.
Ses cheveux noirs rappellent sa jeunesse (il a 29 ans à sa mort), en opposition avec les cheveux blancs de Claude (50 ans).
Composition :
Les lignes de composition verticales (en bleu-vert) soulignent les trois épisodes qui sont représentés. De gauche à droite (sens de la lecture en Occident), on voit un épisode dynamique (le groupe des soldats et des courtisans qui “vient aux nouvelles”, pourrait-on dire), un épisode statique (les cadavres et le buste), et un épisode dynamique (la “découverte” du soldat qui ayant aperçu ses pieds a reconnu Claude).
L’intersection des diagonales (en rouge) met en valeur le cadavre de Caligula — lui-même bien visible à cause de la couleur vive de son vêtement. C’est parce qu’il est mort que Claude va régner.
Quant au coin en haut à droite de la peinture, même s’il apparaît sombre, il est situé du côté progressif, et place le nouvel empereur sous la protection des dieux familiaux.
Style et synthèse :
Le tableau peint par Alma-Tadema adhère tout à fait à la narration de Suétone. On retrouve dans les personnages les sentiments et mouvements décrits par le biographe.
Pour reconstituer une Antiquité vivante, Lawrence Alma-Tadema imagine avec soin une couleur locale “orientalisante” — à la mode à la fin du XIXè siècle et plaisant au public. La décoration du palais expose des détails minutieux, comme les inscriptions sur le tapis, les bateaux sur le tableau d’Actium, ou la frise animalière sur la tapisserie. L’habillement des personnages manifeste également une recherche de “vérité” : par exemple, Caligula est couché de telle sorte que ses souliers (origine de son surnom) sont très visibles ; le vêtement porté par Claude est d’un raffinement excessif, accréditant sa réputation de débauché etc.
On comprend pourquoi le peintre est encore apprécié de nos jours pour son iconographie.
Mais ce n’est pas une peinture “historique”, et, malgré l’impression négative que pourraient nous donner de lui le récit de Suétone et la toile de Lawrence Alma-Tadema, Claude se révéla, pendant les quatorze années de son règne, un assez bon empereur.
Cependant, on dit qu’Agrippine, sa dernière épouse, voulant faire accéder au trône Néron (son fils à elle), aurait empoisonné Claude, trop amateur de champignons. La vie à la cour impériale de Rome n’était pas une sinécure !