Tachkent, station des Cosmonautes

Anne-Charlotte habite Tachkent, en Ouzbékistan, depuis trois ans, où elle est professeure d’économie dans une université privée. Elle brosse avec brio le portrait de sa vie quotidienne et de ses découvertes dans son blog : https://annchauz.wordpress.com/

Ayant remarqué un médaillon intitulé ИКАР (Icare) dans une station du métro de Tachkent, elle m’a proposé d’en raconter le mythe (voir infra, partie III), en collaboration à un article dont elle a écrit la plus grande partie, et qui est illustré de ses photos.

Les autorités de Tachkent ont longtemps hésité à bâtir un métro dans la ville, par peur des risques sismiques présents dans la région. Cependant, avec le temps et la croissance démographique, la construction d’un moyen de transport digne de ce nom est devenue inévitable. De ce fait, le métro de Tachkent, premier moyen de transport souterrain d’Asie centrale, fut inauguré en 1977.

Construit pour résister à un tremblement de terre de 9 sur l’échelle de Richter, le métro de Tachkent fut aussi intégré à un plan d’évacuation de la ville, en tant que refuge anti-nucléaire pendant la Guerre froide. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il fut longtemps caché aux yeux étrangers, et fit l’objet d’une interdiction d’en prendre des photos jusqu’à très récemment.

Tout comme le métro de Moscou, de Minsk en Biélorussie, ou de Pyongyang en Corée du Nord, le métro de Tachkent n’a pas été construit comme un simple moyen de transport, mais en tant que palais du peuple. Ainsi, au contraire des petites stations de métro insalubres et nauséabondes de Paris, les stations du métro de Tachkent sont vastes, lumineuses et décorées de manière somptueuse. Même si de nombreuses modifications ont été apportées à la décoration de ces vestiges de l’Union soviétique après l’indépendance de l’Ouzbékistan, leur visite en vaut toujours la chandelle.

Parmi mes stations de métro préférées, je nomme la station des Cosmonautes.

« Cosmonaute » est un nom gréco-latin : κοσμος cosmos signifie à la fois « le monde » et « la beauté, l’ordre », tandis que nauta désigne « le marin ».

Eh oui, la conquête, de l’espace ayant été un thème cher aux autorités soviétiques jusqu’à la fin de l’Union, de nombreux bâtiments ont été décorés en l’honneur de ces prouesses scientifiques, tel l’Hôtel Ouzbékistan, donc j’ai déjà parlé ici. En effet, en 1957, l’Union soviétique envoie Spoutnik 1 dans l’espace, premier objet satellisé par l’humanité. Quelques années plus tard, en 1961, le cosmonaute russe, Youri Gagarine, fait un voyage orbital de 101 minutes dans l’espace.

Métro de Tachkent
Youri Gagarine

En l’honneur de ces prouesses scientifiques, la station des Cosmonautes est parée de bleu, blanc et vert, pour représenter l’infini cosmos. Cette station a d’ailleurs gagné le prix d’architecture de l’URSS en 1984 grâce à l’ingéniosité de ses architectes, S. Sutyagin et S. Solokov, qui ont recouvert les colonnes soutenant la station de céramique brillante verte, pour maintenir une impression d’immensité. Au plafond, un canal décoré de morceaux de verre laiteux symbolise la voie lactée. Le tout, accompagné de formes circulaires et carrées, renvoie une atmosphère absolument futuriste et extraterrestre.

La raison pour laquelle j’aime particulièrement cette station de métro, ce n’est pas seulement pour sa décoration surprenante, mais aussi parce que, loin de ne s’intéresser qu’au héros qu’est le cosmonaute Gagarine, la station de métro des Cosmonautes met aussi en valeur une tout autre histoire. Je m’explique.

I/ Le grand astronome médiéval Ulugh Beg

L’un des premiers portraits exposés dans cette station de métro est en effet celui d’Ulugh Beg, petit-fils de Tamerlan, ayant régné sur la ville de Samarcande au XVe siècle.

Tachkent-Kosmonavtlar
Mirzo Ulugh Beg

L’astrophysicien, Jean-Pierre Luminet, a écrit un roman distrayant sur ce personnage bien singulier. Quel rapport avec la conquête de l’espace, me demanderez-vous ? Eh bien il semblerait que le descendant de Tamerlan ait été un bien meilleur mathématicien et astronome que gouverneur ou stratège.

En effet, après avoir ordonné la construction d’une médersa, ou université islamique, sur la place du Régistan de la ville, en 1417, le gouverneur de Samarcande s’efforça d’attirer des scientifiques et érudits en provenance de tout l’empire islamique, afin de transformer son fief en berceau de culture et de sciences. Projet d’ailleurs réussi avec brio, puisque le souverain devint le patron des mathématiciens, Jamshid al-Kashi, auteur de l’œuvre, Clé de l’arithmétique, ainsi que de Qazi-zadeh Roumi, ayant publié un Traité du sinus.

Ensemble, les trois scientifiques ont créé les plans pour la construction d’un observatoire astronomique doté d’un quadrant de 80 mètres de diamètre, dont il ne reste malheureusement plus qu’une ruine souterraine de nos jours. Néanmoins, c’est grâce à cet outil que le souverain Ulugh Beg, à l’aide de sa compagnie érudite, publia un catalogue de 992 étoiles, référence en la matière jusqu’au XVIIe siècle.

II/ Le premier cosmonaute d’Asie centrale

L’on peut donc dire que l’astronome médiéval, Ulugh Beg, posa les pierres qui permirent, bien plus tard, à un autre natif de l’Asie centrale de concrétiser la conquête des étoiles. En effet, Vladimir Alexandrovich Krysin, né dans la République soviétique socialiste kazakhe en 1942, est connu dans la communauté spatiale comme le cosmonaute soviétique le plus aguerri en ce qui concerne les voyages extra-atmosphériques.

Particulièrement brillant, Vladimir étudia pendant sept ans à l’École militaire Suvorov de Tachkent, où il fut premier de sa promotion. Il rejoint ensuite l’armée de l’air soviétique, après avoir obtenu son diplôme de la Haute École d’aviation d’Ieïsk avec mention. D’origine russe, Vladimir épousa cependant l’Ouzbèke Lilia Munirovna Djanibekova, dont il adopta le nom de famille pour maintenir la lignée.

Vladimir Djanibekov

À partir de son premier vol, en 1964, Vladimir Djanibekov passe 145 jours, 15 heures et 58 minutes dans l’espace, pour un total de cinq vols extra-atmosphériques. C’est donc le cosmonaute soviétique qui effectua le plus de vols orbitaux de toute l’Union. Cette notoriété lui permit de participer à plusieurs missions internationales dans le cadre d’une équipe comprenant un cosmonaute mongol et deux Français.

III/ Le mythe fondateur d’Icare : leçon de morale ou symbole de puissance ?

Même s’il se termine tragiquement, le récit de l’aventure du Grec Icare est un mythe fondateur : le médaillon ИКАР exposé dans la station de métro dédiée aux Cosmonautes en est un témoignage.

En effet, qu’est-ce qu’un mythe ? Selon le critique littéraire Denis de Rougemont, « Un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante ». En quoi l’histoire d’Icare est-elle « simple, frappante et symbolique » ?

Dans le livre VIII des Métamorphoses, le poète latin Ovide raconte l’histoire du jeune Icare et de son père, l’architecte Dédale, qui trouvèrent le moyen de s’échapper de l’île de Crète où ils étaient retenus prisonniers du Labyrinthe.

Voici le récit d’Ovide (vers 183 à 235 — avec des coupes — traduction de G.T. Villenave, Paris, 1806) :

Dédale, considérant la mer qui les entoure, « prend des plumes qu’il assortit avec choix : il les dispose en degrés suivant leur longueur ; il en forme des ailes. Avec le lin, Dédale attache les plumes du milieu ; avec la cire, celles qui sont aux extrémités. Dès que ce travail est achevé, Dédale balance son corps sur ses ailes ; il s’essaie, et s’élève suspendu dans les airs. En même temps, il enseigne à son fils cet art qu’il vient d’inventer : « Icare, lui dit-il, je t’exhorte à prendre le milieu des airs. Si tu descends trop bas, la vapeur de l’onde appesantira tes ailes ; si tu voles trop haut, le soleil fondra la cire qui les retient. Évite dans ta course ces deux dangers, et suis la route que je vais parcourir. » Et bientôt s’élevant dans les airs, inquiet et frémissant, il vole devant lui. Le pêcheur qui surprend le poisson au fer de sa ligne tremblante, le berger appuyé sur sa houlette, et le laboureur sur sa charrue, en voyant des mortels voler au-dessus de leurs têtes, s’étonnent d’un tel prodige, et les prennent pour des dieux, lorsque le jeune Icare, devenu trop imprudent dans ce vol qui plaît à son audace, veut s’élever jusqu’aux cieux, abandonne son guide, et prend haut son essor. Les feux du soleil amollissent la cire de ses ailes ; elle fond dans les airs ; il agite, mais en vain, ses bras, qui, dépouillés du plumage propice, ne le soutiennent plus. Pâle et tremblant, il appelle son père, et tombe dans la mer, qui reçoit et conserve son nom. »

Cette histoire tragique est effectivement simple et frappante : un jeune homme brave un interdit paternel pour faire l’expérience des limites du monde et éprouver sa propre puissance. Et il en meurt.

C’est un apologue, qui illustre le fait que, dans la mythologie grecque, l’ὑβρις hybris (une attitude de démesure) était châtiée par les dieux : Icare a voulu s’élever jusqu’aux cieux, c’est-à-dire égaler les dieux. Mais la fable ici rappelle que les humains n’ont qu’une place minime dans l’univers. De plus, la visée est morale puisque la transgression d’un interdit est punie

Enfin, l’histoire est symbolique en tant que mythe étiologique, car Ovide, dans les Métamorphoses, cherche à donner la raison de telle ou telle chose. En l’occurrence, il justifie par ce récit les noms de la Mer icarienne (Icarium mare) et de l’île d’Icarie (Icaria) située dans la Mer Égée, qui borde la Grèce.

C’est un mythe fondateur. Avec des interprétations diverses, il a donné naissance à des œuvres de la littérature (dont, au XXème siècle, Le vol d’Icare par Raymond Queneau, et des arts visuels : peinture (notamment La Chute d’Icare de Pieter Brueghel l’Ancien au XVIème siècle), mosaïques, sculpture (le médaillon du métro de Tachkent), etc.

Icare

Entouré de céramique bleue, évoquant le cosmos, le portrait d’Icare paraît fait de bronze. Au centre de l’image on distingue un cercle brillant : c’est le soleil, qui est l’agent du Destin. Le personnage a des attributs traditionnels des Grecs dans la statuaire antique : visage aux cheveux ondulés et ceints d’un bandeau, une barbe, un corps nu et musclé. Il semble se précipiter vers le bas, dans la mer, dont on voit les vagues, sous forme de volutes. Les plumes de ses ailes occupent une place importante sur la gauche.

De toute évidence, ce personnage n’est pas l’adolescent imprudent que décrivait Ovide. Il dégage une impression de puissance : il « vole de ses propres ailes » — expression signifiant son indépendance. Indépendance due à son audace. Et c’est peut-être pourquoi il figure ici comme l’ancêtre mythique des « hommes volants », audacieux et courageux, que sont les cosmonautes.

Revenons maintenant à l’étymologie du terme « Cosmonaute » dont la deuxième partie signifie « le marin ». Les cosmonautes explorent maintenant l’univers comme les marins autrefois sillonnaient les mers pour découvrir de nouvelles contrées. Dans la légende d’Icare, le ciel et la mer jouent successivement le rôle principal — ce que symbolise ce médaillon de Tachkent !

En conclusion, à travers une description de la station des Cosmonautes de Tachkent, nous pouvons voir que l’histoire de la conquête de l’espace est intimement liée à celle de l’Asie centrale. Cette situation est d’ailleurs toujours d’actualité, puisque récemment, des accords de coopération ont été signés à ce sujet entre l’Ouzbékistan et son voisin kazakh. De même, le cosmonaute kirghize (maintenant russe) d’origine ouzbèke, Salizhan Shakirovich Sharipov, est une vraie fierté pour ses compatriotes kirghizes et ouzbeks.

Par conséquent, aujourd’hui, malgré une géopolitique extrêmement différente, l’espace constitue toujours un objet de fascination important en Ouzbékistan — constatation représentée par le fait que la décoration de la station de métro des Cosmonautes est restée inchangée malgré l’indépendance du pays en 1991.

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