En cette période de l’année où achats divers et consommation effrénée sont encouragés, le nom “Amazon(e)” a une résonance particulière. Pour beaucoup de gens, il évoque une grosse entreprise de commerce en ligne.
Pour moi, une “Amazone” est une guerrière légendaire de l’Antiquité grecque.
Alors je me suis demandé comment on était passé des Amazones à “Amazon(e)”.
Les Amazones sont les filles de la déesse Harmonie et du dieu Arès (Mars, pour les Romains) — union d’ailleurs incestueuse car Harmonie est née d’Arès et d’Aphrodite, elle-même épouse du dieu Héphaïstos/Vulcain !
Elles forment un peuple de femmes chasseresses et guerrières. La tradition mythique rapporte leur pouvoir de fascination sur les hommes — une fascination faite à la fois d’attirance amoureuse et de défiance instinctive à l’égard de farouches “barbares”, étrangères aux mœurs grecques. Originaires des confins du Pont Euxin (la Mer Noire) — soit du Caucase, soit de la Colchide — elles vivent en Scythie (au sud de la Russie) ou à Thémiscyra, au nord de l’Asie Mineure, ou encore en Thrace (Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, p. 26, éd. Nathan, Paris, 1996).
On dit que leur nom d’Amazones (Αμαζονες ou Αμαζονιδες) vient de α (alpha privatif) + μαζος (prononcer : madzoss), le sein, la mamelle. Une tradition prête aux Amazones la coutume de couper à leurs filles le sein droit pour faciliter la pratique du tir à l’arc (ibid.).
De leur père, dieu de la Guerre, les Amazones ont hérité le goût des combats. Et c’est toujours en combattantes qu’elles sont représentées, notamment dans la sculpture, la peinture et même la moderne Bande Dessinée. Dans la BD “50 nuances de Grecs” de Jul et Charles Pépin (éditions Dargaud, Paris, 2017), la question controversée du sein des Amazones fait tout l’humour de cette planche (p. 30) :
Devant le Musée archéologique de Thessalonique (Grèce du nord), j’ai vu en 2013 un sarcophage colossal représentant une “amazonomachie”, c’est-à-dire un combat des Amazones.
Ce bas-relief datant de l’époque néo-attique (IIIè siècle de notre ère) est recensé, dans les ouvrages sur la Thessalonique romaine et impériale, comme étant un support de table (trouvé sur le Forum local) — ce que justifierait au-dessus de la scène de combat le couple étendu sur un lit pour manger.
Mais il est plus souvent considéré comme décorant un sarcophage, c’est-à-dire un tombeau.
Le mot “sarcophage” vient du grec Σαρξ, σαρκος (prononcer : Sarx, sarcos), la chair, le morceau de viande, et d’une forme verbale du verbe signifiant “manger”. Donc littéralement : “qui mange/a mangé la chair”. C’est aussi la même racine qui a donné le mot “sarcasme”, lequel qualifie une “ironie mordante”, littéralement “qui mord la chair”.
Le naturaliste romain Pline l’Ancien a décrit un type particulier de pierre (sarcophagus lapis) provenant de Grèce et servant de cercueil : À Assos de la Troade est la pierre sarcophage, qui se tend et se lève par feuille. Il est constant que les corps morts mis dans cette pierre s’y consument en quarante jours, excepté les dents. Mucien écrit que de plus elle pétrifie les miroirs, les habits, les chaussures qu’on enterre avec les morts (Histoire naturelle, Tome second, Livre XXXVI, § 25, traduction d’Émile Littré, Paris, 1850).
Pour en revenir à la scène du sarcophage de Thessalonique, elle représente un des nombreux combats menés par les Amazones (coiffées du bonnet phrygien et un sein dénudé) contre des Grecs (portant un casque). Elles étaient sans pitié pour les hommes, ayant coutume de tuer ou de réduire en esclavage les bébés mâles qui naissaient chez elles — fruits de brèves rencontres avec des hommes, y compris des héros !
On a peu de récits littéraires sur les aventures des Amazones. Selon le Dictionnaire de l’Antiquité (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 7), un ouvrage censé continuer l’Iliade d’Homère, l‘Aethiopide, raconte qu’Achille tua Penthésilée, la reine des Amazones, qui combattait du côté des Troyens. Au moment où elle mourut, son regard enflamma de passion le héros grec … qui fut lui-même tué peu de temps après par une flèche de Pâris.
Mais la mythologie — entre autres légendes — raconte que Jason et les Argonautes préférèrent ne pas leur livrer bataille lorsqu’ils passèrent près de leur pays pendant leur expédition en Colchide, pour conquérir la Toison d’Or.
Elles furent cependant une fois battues par Bellérophon, monté sur Pégase — cheval divin qui surpassait leurs montures habituelles (que l’on distingue bien sur le sarcophage).
Héraclès/Hercule lui-même les affronta. En effet, lorsque, dans un moment de démence, il eut tué sa femme Mégarée et leurs enfants, il lui fut imposé par le roi Eurysthée — pour expier ce crime et se purifier — d’accomplir des tâches impossibles. Ces exploits sont connus sous le nom des “Douze Travaux”. Celui-ci est le neuvième : La fille d’Eurysthée convoitait la ceinture donnée à Hippolyte, reine des Amazones, par son père Arès. Eurysthée ordonna à Héraclès de s’en emparer. Hippolyte était sur le point de la lui remettre quand Héra sema le trouble ; durant la bataille qui suivit, Héraclès tua Hippolyte dont il prit la ceinture (Antiquité, p. 487).
La bataille entre Héraclès et les Amazones est représentée par cette sculpture (IIIè siècle de notre ère) en marbre de Saint-Béat (Haute-Garonne), exposée au Musée archéologique de Toulouse. On ne voit plus qu’un pied d’Héraclès (en bas), mais Hippolyte (ou Hippolyté) sur son cheval est presque entière. Elle porte le bonnet phrygien et brandit une hache à deux tranchants. Sous son pied se trouve le bouclier en demi-lune des Amazones. Le mouvement de la scène est rendu par la position du cheval vu en perspective depuis l’arrière.
Thésée aussi connut des aventures avec les Amazones. Après avoir vaincu le Minotaure en Crète, et laissé à Naxos la jeune Ariane qui l’avait aidé dans cette entreprise, il revint vers Athènes mais oublia de changer la voile noire de son bateau. Son père, le roi Égée, croyant son fils mort, se jeta dans la mer qui porte maintenant son nom. Thésée devint alors roi d’Athènes. Par goût du danger, Thésée se rendit un jour au pays des Amazones et enleva leur reine (appelée Hippolyte ou Antiope), qu’il épousa. Elle lui donna un fils, appelé également Hippolyte. Après la naissance de ce garçon, les Amazones envahirent l’Attique, région autour d’Athènes, et réussirent même à pénétrer dans la cité.
C’est sans doute cette bataille que représente l’amazonomachie de Thessalonique.
Tant que vécut Thésée, nul autre ennemi n’entra dans Athènes. Mais le Destin fut cruel pour son fils Hippolyte — ceci étant une autre histoire !
Comme on l’a vu, les Amazones étaient inséparables de leurs chevaux. D’ailleurs le nom même d’Hippolyte en fait foi (ιππευς = le cheval). Dans la langue française, une amazone est une cavalière qui monte à cheval en plaçant les deux jambes du même côté de la selle. Le mot désigne parfois aussi une prostituée circulant en voiture automobile …
Le grand fleuve d’Amérique du Sud appelé “Amazone” doit son nom au fait que les Européens qui le découvrirent prirent pour des Amazones les Indiens aux cheveux longs qui vivaient sur ses rives : d’où l’appellation “fleuve des Amazones”, devenu par simplification “l’Amazone” (Dictionnaire culturel, p. 27) — d’où aussi le nom de la région alentour : l’Amazonie.
C’est en se référant à la taille de cet immense fleuve au fort débit d’eau que le fondateur ambitieux d’une petite (dans les années 90) entreprise de commerce en ligne devenue géante de nos jours, l’a nommée, en anglais, Amazon™.
Des Amazones à Amazon(e), de a à z, le chemin parcouru n’est pas un long fleuve tranquille !