Entre la poire et le fromage

Entre la poire et le fromage est une expression qui, plaçant la situation à la fin d’un repas, indique que les propos tenus à table deviennent moins sérieux. Le but de mon article ne semble pas très sérieux, puisque, après avoir déjà parlé du fromage, je me propose maintenant de parler de la poire ! Mais, en faisant quelques recherches, je me suis aperçue que c’était un fruit ambivalent, et pas toujours exquis.

À la différence de la pomme ou de la mûre, la poire n’a pas d’origine mythologique chez les anciens Grecs et Romains, qui en connaissaient de nombreuses variétés et savaient les apprécier.

Cependant, Pomone, déesse des jardins et des vergers, protégeait spécialement certains fruits, dont la pomme, la poire, la pêche etc. D’ailleurs, le nom de “Pomone” est lié au nom latin pomus ou pomum, l’arbre fruitier, le fruit (à pépins ou à noyau). Ces termes ont donné les mots “pomme” — alors que la pomme en latin se dit malum et en grec μηλον mêlon — et “pomoculture” (ou “pomiculture”). Quant à la poire, elle se dit pirum — étymologie de l’adjectif “piriforme”, en forme de poire.

Ce fruit charnu était cependant consacré à Aphrodite (Vénus), déesse de la Beauté et de l’Amour. D’où le fait que dans les rêves, la poire est un symbole typiquement érotique, plein de sensualité. Ceci est probablement dû à sa saveur douce, à son abondance de suc, mais aussi à sa forme qui évoque quelque chose de féminin, révèle le Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, p. 773).

En raison de ce haut et divin “patronage”, la poire peut être utilisée pour un envoûtement d’amour et consultée sur les questions concernant le mariage ou la fécondité, rapporte Le Livre des Superstitions (coll. Bouquins, p. 1442). Il n’est pas dit comment procéder.

Mais, en général, les discours sur la poire sont d’ordre plus “scientifique”. Plusieurs auteurs latins ont écrit sur l’entretien des vergers, la pratique de la greffe, l’amélioration des espèces de fruits ainsi que leur conservation et leur usage etc.

Au IIè siècle avant notre ère, Caton l’Ancien rédige un traité d’agronomie, De re rustica (Sur l’agriculture), dans lequel il prescrit notamment comment il faut planter et traiter les arbres fruitiers au printemps : Plantez dans les lieux fertiles et humides des ormes, des figuiers, des arbres fruitiers, des oliviers. Après midi, quand le vent du Sud ne souffle pas et qu’il n’y a point de lune, greffez les figuiers, les oliviers, les poiriers, les pommiers … On greffe les poiriers et les pommiers au printemps, pendant cinquante jours, au solstice et à la vendange (De re rustica, XL et XLI, traduction de M. Nisard, Paris, 1877). 

Nature morte à la poire
Nature morte aux pommes, à la poire et au pot de céramique de P. Gauguin (1889), Exposition Gauguin 2019, Musée des Beaux Arts d’Ottawa

Au Ier siècle avant notre ère, le poète Virgile compose en vers un ouvrage sur les travaux de la terre, les Géorgiques (du grec γεωργος georgos, l’agriculteur). Il y évoque d’étranges productions (des O.G.M. avant la lettre !) : Souvent même nous voyons les rameaux d’un arbre se changer impunément en ceux d’un autre arbre, et le poirier métamorphosé porter des pommes dues à la greffe … on ente sur l’arbousier épineux le bourgeon de l’amandier ; les stériles platanes se transforment en vigoureux pommiers … et l’orme blanchit de la fleur chenue du poirier … et le même surgeon ne produit point les poires de Crustumium, de Syrie, et celles qui sont trop grosses pour la main (Géorgiques, Livre 2, traduction de M. Rat, Paris, 1932).

Nature morte avec poire
Raisins, citrons, poires et pommes de V. van Gogh (1887), Art Institute de Chicago

Au Ier siècle de notre ère, le naturaliste Pline l’Ancien recense toutes les variétés de poires dont il a eu connaissance. Il semble qu’à l’époque, il en existait une soixantaine d’espèces. Si Caton en mentionnait six sortes, Pline en énumère quarante et une, en commençant par les préférées de ses concitoyens, amateurs de fruits venus de tous les pays de l’Empire romain : la crustumienne ; la Falerne, ainsi nommée parce qu’elle donne à boire, tant elle est juteuse (ce jus porte le nom de lait) … On appelle libérienne une poire, la favorite de l’empereur Tibère : elle est plus colorée par le soleil et acquiert plus de volume … la poire barbarique, la poire de Vénus (Histoire Naturelle, Livre XV, 1, 2, traduction d’É. Littré, Paris, 1848-50).

Au même siècle, Apicius, le fameux gastronome contemporain de l’empereur Tibère, donne une recette de Patina de poires dans le célèbre livre d’art culinaire qui lui est attribué (De re coquinaria, Livre IV). Dans cette sorte de flan (la patina est le nom du plat en terre ou en bronze dans lequel cuit la préparation), figurent des poires, du miel, du vin de vendanges tardives (appelé passum), des oeufs, du garum (sauce fermentée) et des épices (cumin, poivre).

D’autre part, dans son ouvrage encyclopédique, Pline traite des remèdes tirés des arbres cultivés. Il y indique les vertus et les “contre-indications” de la poire : Toutes les poires, en aliment, sont pesantes même pour les personnes bien portantes ; on les défend, comme le vin, aux malades ; mais cuites, elles sont merveilleusement salutaires et agréables, surtout celles de Crustumium. Toutes les poires cuites avec du miel sont bonnes à l’estomac … La poire sauvage, coupée en quartiers et séchée à l’air, on l’emploie pour arrêter le flux de ventre ; pour le même usage on fait cuire les feuilles avec le fruit. La cendre du poirier est efficace contre les champignons. Une charge, même petite, de pommes ou de poires est un fardeau singulièrement fatigant pour les bêtes de somme ; le remède est, dit-on, de leur en faire manger ou seulement de leur en montrer quelques-unes avant de les charger (op. cit. XXIII, paragraphe 62).

Singulière façon de tromper l’animal que de seulement lui montrer les fruits avant de l’en charger ! Serait-ce là l’origine du sens péjoratif du mot “poire”, qui, selon le Dictionnaire Larousse du français argotique et populaire, signifie : visage, face. D’où les expressions familières : “se sucer la poire” (= s’embrasser) et “se prendre quelque chose en pleine poire” (un projectile ou une mauvaise nouvelle). Il y a aussi des objets coniques appelés “poires”, comme la “poire électrique” (commutateur) et —instrument plus trivial — la “poire à lavement”. De plus, “une poire” est une personne naïve, qui se laisse facilement duper, donc “être la poire” c’est être la victime, tandis que “être poire”, c’est se montrer trop indulgent. Quant à “avaler des poires d’angoisse”, c’est vivre une situation extrêmement désagréable, puisque cela réfère à un bâillon en forme de poire qu’on mettait, au Moyen Âge, dans la bouche des gens qu’on torturait afin d’étouffer leurs cris. 

C’est probablement ce sens péjoratif qui a fait d’une campagne publicitaire pour la Renault 14, dite la poire, un échec commercial retentissant en France, fin des années 1970-début des années 1980. La silhouette piriforme de la voiture était vendue comme un gage de confort, En vain, car les futurs acquéreurs du véhicule ne voulaient pas passer pour “des poires” !

Renault 14 Poire
Extrait d’une page publicitaire de l’entreprise Renault

En contrepartie, la poire a également un sens positif. Un bifteck “dans la poire” désigne un morceau de viande de boeuf très tendre et juteux (à l’instar du fruit). Le “poiré” est un délicieux alcool. “Garder une poire pour la soif”, c’est être prudent, et “Couper la poire en deux”, c’est savoir négocier afin de partager les pertes et profits. Si “la poire est mûre”, l’occasion est bonne, surtout si l’on en est arrivé “entre la poire et le fromage” !

Mais quoi de plus agréable, je trouve, que de déguster en été une poire Belle-Hélène (pochée, recouverte de chocolat fondu, avec une boule de glace à la vanille) tout en écoutant un vieux succès populaire du chanteur français Sacha Distel : Des pommes, des poires, et des scoubidousah !

 

 

 

One thought on “Entre la poire et le fromage

  1. Magnifique récapitulation de l’histoire de la poire! Je dois dire que rien que dans mon enfance, il y avait encore de nombreuses variétés de ce fruit que l’on ne trouve plus aujourd’hui. Merci Catherine.

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