La Recoleta est sans doute le lieu touristique le plus visité de Buenos Aires, un must-see, comme on dit en anglais.
Et pourtant, cette attraction numéro 1 est un cimetière !
Mais loin d’être morbide, une promenade dans cette nécropole argentine apporte le plaisir de nombreuses découvertes. J’y ai passé une demi-journée en février 2020, et je vous propose maintenant de m’accompagner rétrospectivement dans un parcours riche en symbolisme.
À l’entrée de la Recoleta, on peut lire l’inscription latine Requiescant in pace (Qu’ils reposent en paix !), abrégée souvent sous la forme R.I.P. — que les anglophones traduisent par Rest In Peace.
En effet, étymologiquement, le nom “cimetière” vient du grec κοιμητηριον (koïmêtêrion), qui signifie “lieu pour dormir, dortoir”. Le verbe κοιμαω (koïmaô) dont il est issu indique à la fois le fait de dormir et de calmer, apaiser. Les noms anglais cemetery et espagnol cemeterio proviennent de cette même racine.
Selon le Dictionnaire culturel du Christianisme (éd. Nathan, 1994, p. 80), En pays chrétien, espace bénit, ce lieu était considéré comme celui où les croyants reposaient dans l’attente de la résurrection.
Le cimetière de la Recoleta (qui doit son nom à un établissement voisin de moines Récollets) existe depuis 1760. L’architecte qui en a dessiné les plans, Antonio Buschiazzo, était un Argentin né en Italie. Cela explique peut-être pourquoi cette cité des morts fourmille de symboles empruntés à la fois à l’Antiquité gréco-romaine et au Christianisme.
Quand on y arrive, on est frappé par l’atmosphère calme qui y règne, alors même que la Recoleta est située en pleine ville dans un quartier riche de Buenos Aires, et que la plupart des sépultures sont celles de célébrités d’Argentine, comme des militaires héroïques, des personnalités politiques, ou des citoyens importants — ce qui attire des curieux ! C’est un paysage photogénique.
D’ailleurs, la tombe qui, littéralement, draine les foules, est celle de la très populaire Eva Duarte de Perón, dite Evita Perón, morte en 1952. On fait la queue dans une allée étroite pour apercevoir un instant la porte, toujours ornée de fleurs, du caveau familial où elle a été déposée, et en prendre rapidement une photo.
Sans être aussi célèbres, d’autres sépultures possèdent des signes distinctifs, notamment palmes et couronnes de feuillages, qui sont un héritage antique. La palme, le rameau, la branche verte, sont universellement considérés comme des symboles de victoire, d’ascension, de régénérescence et d’immortalité (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, p. 724).
Voici le mausolée du célèbre boxeur argentin Luis Angel Firpo, dont le palmarès de victoires justifie la palme, à l’instar de celle qui figure sur la stèle funéraire du gladiateur grec Peitherotas au IIè siècle de notre ère (Musée archéologique de Thessalonique).
J’ai vu aussi des palmes sur des tombes de soldats, ou autres défunts considérés comme dignes de cet attribut. Parfois, la présence d’une figure féminine avec une trompette fait allusion à la Renommée (Fama, en latin), qui claironne la valeur de l’individu.
Quant aux couronnes de divers feuillages, elles symbolisent une dignité, un pouvoir, l’accès à un rang et à des forces supérieures … En Grèce et à Rome, les statues des dieux sont couronnées, et généralement avec les feuilles des arbres qui leur sont consacrés, le chêne à Zeus, le laurier à Apollon. De plus, l’athlète victorieux dans les jeux et combats du stade recevait aussi une couronne en récompense.
La couronne a servi ensuite à désigner toute supériorité, si éphémère et superficielle fût-elle, et à récompenser un exploit ou des mérites exceptionnels … Elle a figuré avec des matériaux divers au front ou à la main des généraux vainqueurs, des génies, des savants, des poètes, des allégories etc. (Symboles, p. 303-306).
Par exemple, sur le monument ci-dessous, l’association de la couronne (aux feuilles de laurier et de chêne) et de la lyre glorifie un poète, qui est ainsi associé au mythique Orphée.
Dans les allées de la Recoleta, on trouve également des tombes de médecins, portant des plaques de bronze qui honorent la carrière passée de ces praticiens.
Sur ces plaques, on distingue des scènes “modernes” : un amphithéâtre rempli d’étudiants montre une leçon d’anatomie ; un patient sur un lit évoque un hôpital ou une clinique. Mais il y a aussi des emblèmes antiques : une lampe à huile allumée, un serpent enroulé autour d’un bâton et quatre svastikas (dans les coins) sont symboliquement associés à l’art de la médecine.
En effet, la lampe est une représentation de l’homme : comme lui, elle a un corps d’argile, une âme végétative, ou principe de vie, qui est l’huile, un esprit qui est la flamme (Symboles, p. 559). D’autre part, cette lampe figurant à côté d’une femme au vêtement antique fait aussi penser au feu sacré entretenu à Rome par les vestales.
Le serpent sur le bâton est l’image du caducée d’Asclépios (Esculape), père des médecins et futur dieu de la médecine, parce qu’il savait utiliser les poisons pour guérir les malades et ressusciter les morts … C’est toute l’aventure de la médecine qui se résume dans le caducée : la véritable guérison, la véritable résurrection, sont celles de l’âme. Le serpent s’enroule autour du bâton, qui symbolise l’arbre de vie, pour signifier la vanité domptée et soumise : son venin se transforme en remède, la force vitale pervertie retrouve la voie droite, la santé (Ibid., p. 155).
Quant au svastika, croix formée de quatre Γ (gamma) grecs, symbole solaire qui remonte à la plus haute antiquité, il est symbole d’action, de manifestation, de cycle et de régénération perpétuelle. C’est en ce sens qu’il a souvent accompagné l’image des sauveurs de l’humanité : le Christ, le Bouddha (Ibid. p. 912).
D’autres éléments dispersés çà et là dans le cimetière de la Recoleta se réfèrent à l’univers gréco-romain : plaque à l’effigie d’un temple grec, sculptures sur un tombeau, urne ornementale décorée de personnages antiques, comme la déesse Diane, avec son arc et ses flèches.
Tous ces éléments ont été repris dans les architectures et décorations néo-classiques de plusieurs pays. Ils cohabitent ici avec des symboles purement chrétiens, tel le chrisme.
Monogramme du nom du Christ, composé des deux premières lettres du mot grec ΧΡΙΣΤΟΣ (Christos), Χ-Ρ. Entrelacées ou juxtaposées, ces deux lettres sont devenues l’un des symboles chrétiens les plus utilisés, avec le poisson et l’agneau. Selon la tradition, le chrisme fut placé par l’empereur Constantin sur son étendard à la bataille du pont Milvius, en 312 (Dictionnaire culturel du Christianisme, p. 78).
Bien sûr, il y a beaucoup d’autres personnages célestes (Vierge, anges), terrestres (soldats, pleureuses) et objets (croix, draperies, frises, formes géométriques) que l’on découvre en marchant dans les allées. Il est toujours intéressant de s’attarder sur certaines tombes.
J’ai aussi vu de nombreuses inscriptions en latin. La grande majorité exprime des notions chrétiennes, le latin ayant longtemps été (et étant encore dans certaines circonstances) la langue de l’Église catholique.
Par exemple, dès qu’on franchit la monumentale porte d’entrée et qu’on pénètre dans la Recoleta, on voit la phrase Expectamus Dominum.
Par cette affirmation, qui signifie “Nous attendons le Seigneur”, s’exprime la confiance, la foi dans la Résurrection — dogme essentiel du Christianisme. Le pronom “nous” implique que les morts inhumés ici sont partie prenante de cette affirmation. Alors que, de l’autre côté du fronton de la porte, à l’extérieur de la Recoleta, l’inscription Requiescant in Pace (Qu’ils reposent en paix) est un souhait formulé pour eux par les vivants.
Corroborant cette confiance, d’autres inscriptions proclament Resurgemus (Nous ressusciterons), In te Domine speravimus (Nous mettons notre espérance en toi, Seigneur), Fiat Voluntas Tua (Que ta Volonté soit faite !).
Comme c’est la langue de nombreuses épitaphes, le latin figure sur la tombe d’un ex-président du Buenos Aires Rowing Club, décédé en 1887. L’inscription s’inspire de cette même confiance dans le Christ et proclame : Beati mortui qui in Domino moriuntur (Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur).
À côté de ces professions de foi chrétienne, on remarque des inscriptions latines laïques et universelles, des termes qui peuvent s’employer hors d’un contexte religieux, tels le mot Pax (Paix), souvent répété,
le mot Requiem (extrait d’une prière de la messe des défunts Da eis requiem, Donne-leur le repos), qui fait écho à l’injonction Requiescant in Pace — et qui est pérennisé par les magnifiques Requiem musicaux, dont celui de Mozart. Ainsi que l’expression In memoriam (En mémoire de).
Une inscription sur un imposant caveau familial renvoie même directement à l’Antiquité “païenne” gréco-romaine, où peu de religions et de philosophies croyaient en une vie après la mort. C’est un souhait et une admonestation. Ubi hodie quiesco, cras quiescant mei signifie, en effet : Là où je repose aujourd’hui, que les miens reposent demain ! Rappel que la vie est éphémère …
Les Romains appelaient cela Memento mori, et la peinture baroque européenne au XVIIè siècle en a fait un thème de prédilection pour exprimer la vanité des biens et des pouvoirs terrestres.
Coïncidence ? Ou choix stratégique d’un annonceur publicitaire ? Peu avant de quitter les lieux, au bout d’une allée, j’ai aperçu sur un immeuble voisin une affiche vantant une université privée de Buenos Aires, originellement fondée par des Jésuites, l’Universidad del Salvador (Université du Sauveur, USAL). Le slogan en espagnol Viví la vida, Viví USAL proclame : J’ai vécu la vie, j’ai vécu l’USAL !
Se promener dans la Recoleta est donc une marche “salutaire”, aux deux sens du mot ! On peut marcher des kilomètres — ce qui est toujours bon pour la santé — tout en se mettant à l’ombre des arbres ou des monuments, s’il fait trop chaud, et on peut réfléchir au sens de la vie et à l’étrange beauté de la mort. L’atmosphère invite à la réflexion.