Fleur de printemps, la pivoine, comme l’iris, porte le nom d’une divinité antique. Et comme la jacinthe, elle possède des pouvoirs, dont certains sont liés à la magie.
Paeonia, le nom latin de la pivoine — toujours utilisé en botanique — lui vient de Παιαν, transcrit en Paean, Péan, ou Péon. D’ailleurs en anglais, “pivoine” se dit “peony”. Au premier siècle de notre ère, Pline l’Ancien écrit que L’herbe nommée paeonia est celle dont la découverte est la plus ancienne. Elle garde le nom de celui qui l’a trouvée (Histoire naturelle, Livre XXV, ch. 10, traduction Émile Littré, 1848-50).
Avant Pline, Homère puis Ovide ont mentionné le nom de Péan, dieu guérisseur, à la fois médecin et magicien.
Par exemple, au chant IV de l’Odyssée, lorsque Télémaque, parti à la recherche de son père, Ulysse, arrive à Sparte, il y est reçu par le roi Ménélas et sa femme, Hélène. Cette même Hélène, dont l’enlèvement par Pâris fut le prétexte déclencheur de la Guerre de Troie, revenue au foyer conjugal est devenue experte en pratiques de magie. Elle apaise le chagrin du jeune homme grâce à une drogue dont elle a appris les vertus en Egypte où la terre aux blés produit en abondance/toute espèce de simples, salutaires ou funestes, /et où les médecins sont les premiers savants du monde, /étant tous de la descendance de Péon (vers 229-232 traduits en vers libres par Philippe Jaccottet, éd. La Découverte. 2004).
D’après les épopées homériques, où l’on trouve d’autres descriptions, Péan/Péon est donc une des divinités à l’origine de la Médecine, et — ajoute Le Livre des Superstitions — c’est Paeon, médecin des dieux, qui découvrit les propriétés curatives de la pivoine ; il s’en servit d’ailleurs pour guérir les blessures d’Hercule … (ce qui montre) l’ancienneté et la renommée de la pivoine (coll. Bouquins, p. 1413-1415).
D’autre part, le nom de Péan a été donné à un dieu olympien, Apollon, dans sa dimension de dieu guérisseur, qui écarte la peste, détourne le mal et fait venir la victoire. L’hymne cultuel d’Apollon est appelé un péan, d’après le cri iè, iè Paian, qu’on utilisait parfois comme un refrain. Les sources littéraires disent que le péan fut introduit à Sparte depuis la Crète, comme un hymne guérisseur et une danse au début du VIIè siècle av. J.-C., et fut en particulier associé aux fêtes d’Apollon à Sparte (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, p. 729).
C’est d’ailleurs en pensant à Apollon guérisseur et victorieux que le poète Ovide mentionne le nom de “Péan” dans Les Métamorphoses : Appelle à toi Péan ! (XIV, v. 720).
Pour en revenir à la pivoine, quelles étaient les caractéristiques et les propriétés de cette plante aux yeux des Anciens ?
Pline l’Ancien en fait cette description : Celle-ci croît sur les montagnes couvertes de bois ; la tige a quatre doigts d’intervalle d’un nœud à un autre ; elle porte à son sommet quatre ou cinq fruits ressemblant aux noix grecques (amandes) ; ces fruits renferment beaucoup de graines rouges et noires (op. cit. XXV, 10).
Plante médicinale, la pivoine servait principalement à faire cesser les hémorragies, d’où l’action du dieu Péan sur les blessures d’Hercule — action mentionnée plus haut.
Ainsi Pline recommande-t-il la graine rouge de la pivoine (qui) arrête l’écoulement du sang ; même propriété dans la racine (op. cit. XXVI, 82).
Il écrit également : Un spécifique universel pour les maladies des femmes est la graine noire de la pivoine dans de l’eau miellée (ibid., 90). Alors que, de nos jours, la phytothérapie moderne préconise la racine de pivoine blanche (Paeonia lactiflora) pour traiter le syndrome prémenstruel (Le Bien-Être par les plantes, éd. Phidal, 1996, p. 122).
Toutes ces informations, Pline — infatigable travailleur dont la devise était Nulla dies sine linea (= Pas un jour sans (écrire) une ligne !) — Pline donc les a obtenues en compilant de multiples auteurs. C’est du philosophe grec Théophraste qu’il tire ce qui concerne la pivoine. Selon le Dictionnaire de l’Antiquité, Théophraste, élève et ami d’Aristote, devint son successeur à la tête de l’école des péripatéticiens … Il écrivit un grand nombre d’ouvrages dont seuls quelques-uns nous sont parvenus : les Recherches sur les Plantes, en neuf livres ; les Causes des Plantes, en six livres (coll. Bouquins, p. 989).
Or Théophraste, à côté de descriptions naturalistes et scientifiques, rapporte de nombreuses croyances et superstitions que Pline divulgue à son tour. Ainsi écrit-il de la pivoine : Cette plante est un préservatif contre les illusions nocturnes causées par les faunes (cauchemars). On recommande de l’arracher pendant la nuit, parce que si l’on est aperçu par le pivert, il attaque aux yeux, pour la défendre, celui qui la cueille (op. cit. XXV, 10).
Mais pourquoi le pivert, oiseau sacré de Mars, le sanglant dieu de la Guerre, défendait-il qu’on touche aux pivoines ?
Je n’ai pas trouvé de réponse précise à cette question, mais voici ce qu’explique Le Livre des Superstitions : Depuis la plus haute antiquité, la cueillette de la plante du médecin des dieux, quasi sacrée mais en même temps maléfique, présente un danger pour les mortels, autant pour celui qui l’arrache que pour son destinataire malade ou envoûté. C’est pourquoi il faut s’y livrer exclusivement la nuit. Si Pline conseillait la pleine lune, on peut lire dans la Lettre de Thessalus à Néron l’opinion contraire : “Cette plante croît et décroît en sympathie avec la lune. Si on l’arrache pendant la croissance de cet astre, sa racine ne peut être employée pour l’expulsion des démons et elle aggrave la maladie du patient. Il faut donc l’arracher pendant le déclin de la lune.” Les opinions s’accordaient sur un point : éviter le pivert qui défendait qu’on la cueillît en s’attaquant aux yeux de l’impudent. Les herboristes de Théophraste recommandaient tout un rituel de protection, avec prières et fumigations. S’en dispenser entraînait, selon eux, une chute du rectum (op. cit.).
Il y a là, vraisemblablement, des croyances superstitieuses, magiques, quasi religieuses (et peu scientifiques) autour du mystère du sang …
Quoi qu’il en soit, blanche, rose, mais surtout rouge, la pivoine est, pour les Chinois, un symbole de richesse et d’honneur, en raison du port de sa fleur et de sa couleur rouge. Le rouge est, en effet, une couleur virile, faste, en Chine et au Japon, comme il était le symbole du pouvoir dans la pourpre impériale de l’Antiquité romaine. Le nom de la pivoine en japonais (botan) contient le caractère chinois qui signifie “cinabre” (sulfure rouge de mercure), drogue d’immortalité qui la fait associer au phénix (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, p. 762).
Pourtant, par suite d’une déformation facile, à partir du langage : rougir comme une pivoine, on a fait abusivement de cette fleur le symbole de la honte (ibid.).
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette fleur “magique” suscite !