La face sombre d’Hercule

Très populaire, renommé pour la force prodigieuse avec laquelle il put venir à bout de ses Douze Travaux, Hercule (ou Héraclès, de son nom grec) est, sans doute, le plus célèbre des héros de la mythologie gréco-latine.

Possédant des qualités exceptionnelles d’endurance et de compassion, le demi-dieu (fils de Zeus/Jupiter et d’une mortelle, Alcmène), fut considéré par les philosophes antiques, Stoïciens et Cyniques, comme l’exemple-même du courage.

Mais, toute médaille ayant son revers, il était également connu pour ses appétits, sa gloutonnerie et sa luxure, selon le Dictionnaire de l’Antiquité (coll. Bouquins, p. 484). Sans oublier sa brutalité.

Et, dans certaines des aventures qui lui sont attribuées, il montra — précisons que c’était parfois malgré lui — sa “face sombre”.

C’est à Lisbonne (Portugal) que j’ai pu en voir des illustrations.

Au Musée national d’Archéologie (Museu nacional de Arqueologia), une mosaïque de l’époque romaine tardive (3è-4è s. de notre ère) représente une scène tragique extraite de la pièce intitulée Ηρακλης μαινομενος (Héraclès mainomenos, littéralement : Héraclès rendu fou) du dramaturge grec Euripide (Vè s. avant notre ère).

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Cette tragédie, dont le titre français est devenu La Folie d’Héraclès (traduction, en italiques, par H. Berguin, édition Garnier) est centrée sur le personnage éponyme d’Héraclès qui vient de terminer son douzième Travail. Il remonte tout juste des Enfers où il est allé chercher le chien Cerbère et, en même temps, son ami Thésée.

Après sa longue absence, il est impatient de retrouver sa famille, sa femme Mégarée (appelée aussi Mégara ou Mégare) et ses trois fils : Je n’ai pas de honte à prendre soin de mes fils. En cela, les hommes sont tous pareils : ils aiment leurs enfants, les plus puissants des mortels comme ceux qui ne possèdent rien.

Mais la déesse Héra/Junon, qui le poursuit de sa haine car il est le fruit d’un adultère de son époux, Zeus/Jupiter, ne peut supporter qu’il soit heureux et envoie deux divinités, Iris (la messagère des dieux) et la fille de la Nuit, Lyssa (“la Folle”) pour lui nuire. Iris s’adresse ainsi à Lyssa : Tant qu’il n’avait pas achevé ses pénibles travaux, le destin le protégeait et son père, Zeus, ne permettait jamais à Héra ni à moi de lui faire du mal. Mais maintenant qu’il a mené à terme les épreuves imposées par Eurysthée, Héra veut qu’il se souille au sang des siens, qu’il abatte ses fils ; et je le veux avec elle. Va donc, fille de la sombre Nuit, jette cet homme dans les accès de la démence ; qu’il tue ses enfants dans les troubles de la folie … (ibid.).

À contrecœur, Lyssa fait cependant ce qui lui est demandé et rend Héraclès fou furieux. Il tuera donc toute sa famille en croyant tuer les enfants de son ennemi. La scène n’étant pas montrable au théâtre (pour des raisons matérielles autant que par “bienséance”), c’est à un messager qu’Euripide fait raconter le massacre : il (Héraclès) met à portée son carquois et son arc pour tuer ses fils, croyant que ce sont ceux d’Eurysthée. Eux, tremblants de terreur, se précipitent en tous sens, l’un contre la robe de sa malheureuse mère, l’autre dans l’ombre d’une colonne ; le troisième, au pied de l’autel, comme un oiseau se blottit. La mère crie : Malheureux père, que fais-tu ? Ce sont tes enfants ! Tu veux les tuer ?

Mais, à la différence de la pièce de théâtre, la mosaïque luso-romaine, elle, montre l’horrible scène — tout en gardant une certaine sobriété dans l’expression : pas de sang, un pathétique discret. On voit Mégarée perplexe devant l’attitude d’Héraclès qui, sans le regarder, brandit sa massue contre un petit enfant qui le supplie à genoux :

Plus tard, quand Héraclès sort de son délire meurtrier et qu’il voit les cadavres, il veut se tuer lui-même pour échapper à l’ignominie qui attend (sa) vie. Mais son ami Thésée le calme, le réconforte et lui administre la leçon de morale finale : Quand un mortel est bien né, il supporte les coups portés par les dieux et sait s’y résigner.

À son tour, cinq siècles après, le philosophe Sénèque réécrira la pièce d’Euripide, avec quelques variantes dans l’intrigue, sous le titre latin Hercules furens (Hercule fou furieux). Pour les deux dramaturges — et dans une perspective stoïcienne pour l’écrivain latin — Hercule n’est pas responsable de son infortune, mais doit accepter son destin. Par ailleurs, quand il dut expier ce crime, la Pythie de Delphes lui ordonna de prendre le nom d’Héraclès (la gloire d’Héra) — Note 2 p. 288, Ovide Les Métamorphoses, Folioclassique, 2004.

L’autre aventure où Hercule révèle sa “face sombre” est représentée sur une grande tapisserie de laine et soie, faite à Bruxelles au milieu du XVIè siècle et acquise par le Portugal en 1984. Intitulée Combat d’Hercule contre les Centaures, elle se trouve au Musée des Arts anciens (Museu de Arte antiga).

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Comme on peut s’y attendre par le titre de l’ouvrage, c’est une scène violente que l’on voit. On y distingue au centre Hercule tenant un arc et décochant des flèches contre des centaures, créatures fabuleuses mi-homme mi-cheval, qui l’encerclent.

Comment Hercule en est-il arrivé là ? À cause de son goût immodéré pour la boisson !

Alors qu’il était à la recherche du sanglier qui ravageait tout sur le mont Érymanthe — le Travail consistait à l’attraper vivant — Hercule fut reçu chez le centaure Pholos avec qui il partagea un tonneau de vin (qui était la propriété commune de tous les centaures). Attirés dans la caverne par le parfum du vin, les autres centaures attaquèrent Hercule ; en se défendant, il tua nombre d’entre eux grâce à ses flèches empoisonnées (enduites du venin de l’Hydre de Lerne, tuée précédemment par le héros). (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 486)

Malheureusement, le centaure Chiron, renommé pour sa sagesse, sa bonté et ses talents de pédagogue — à la différence des autres centaures, êtres féroces et sauvages — même s’il n’avait pas pris part à l’attaque, fut atteint accidentellement par une des flèches d’Hercule. Bien qu’immortel, il souffrit beaucoup et, ne souhaitant plus vivre, il fit cadeau de son immortalité à Prométhée, l’un des Titans. Zeus fit de lui la constellation du Centaure (Ibid., p. 204-205).

De fait, les centaures symbolisaient pour les Grecs les appétits animaux et, peut-être, la barbarie (Ibid., p. 104). C’est sans doute pourquoi, dans l’esprit humaniste qui prévaut au XVIè siècle (Renaissance), la tapisserie affiche également, en contraste avec la scène centrale, deux allégories reliées à la tempérance d’un être civilisé.

Sur le côté gauche, en bas, il y a Discretio, qui signifie “discernement” et à droite, Liberalitas, qui veut dire “douceur”, mais aussi “générosité” et, au sens concret, “don” :

Ainsi, Hercule, grâce aux aventures où il dévoile sa “face sombre”, a-t-il permis à des artistes (écrivains, mosaïstes et liciers) de donner des leçons de sagesse. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce personnage hors norme.

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