“Masques et bergamasques”

L’expression “masques et bergamasques”, empruntée au vers 2 du poème Clair de lune de Paul Verlaine (in Fêtes galantes, 1869), paraît étrangement actuelle en ces temps de pandémie de COVID-19.

Dans ce poème, en effet, Verlaine évoque le paysage intérieur d’une “âme”, avec des images picturales et des sonorités musicales. Par exemple, la proximité des mots “masques” et “bergamasques” crée une rime interne dans le vers. D’autre part, le mot “bergamasques” désigne d’anciens airs de danse, et aussi les habitants de Bergame — qui est, par coïncidence, l’une des premières villes italiennes à avoir été aux prises avec la pandémie. 

Quant aux “masques”, carnavalesques dans l’évocation de Verlaine (on peut penser à Arlequin et autres personnages de la commedia dell’arte), ils sont maintenant posés sur beaucoup de visages de nos contemporains : soignants, malades … et tout un chacun. Mais, actuels instruments de prophylaxie et d’hygiène, les masques peuvent avoir d’autres usages. Quel est, quel a été, leur symbolisme ?

Avec les photos de mes voyages dans le temps (l’Antiquité gréco-romaine !) et l’espace (le Japon où j’ai séjourné en 2017), je propose ici quelques explications.

Dans l’Antiquité, les masques avaient des usages variés.

Les traditions grecques ont connu les masques rituels des cérémonies et des danses sacrées, les masques funéraires, les masques votifs, les masques de déguisement, les masques de théâtre (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, p. 614 sq.). 

Pour ce qui est du théâtre, deux muses grecques inspiraient les dramaturges : Thalie (Θαλεια), muse de la Comédie, et Melpomène (Μελπομενη), d’abord muse du chant, puis de la Tragédie (où de nombreux passages étaient chantés). Dans la sculpture, elles sont représentées tenant des masques, comme on le voit sur ce sarcophage exposé au Palazzo Massimo (Rome), et sur cette statue de Melpomène (Art Institute Museum, Chicago).

Melpomène porte un masque tragique et une dague ou poignard, qui symbolise la violence cathartique de la tragédie. La catharsis (καθαρσις) est, selon Aristote, la purgation des passions, c’est-à-dire la purification que produit, chez le spectateur, le spectacle tragique (Nouveau vocabulaire de la dissertation et des études littéraires, éd. Hachette, 1986).

C’est pendant l’âge d’or du théâtre grec (Vè siècle avant notre ère), que les auteurs tragiques Eschyle, Sophocle et Euripide ainsi que l’auteur comique Aristophane ont fixé les règles des représentations théâtrales. Chaque pièce met en scène un chœur et jusqu’à trois acteurs, dont le plus important s’appelle le protagoniste (πρωτος + αγωνιστης, littéralement, “le premier combattant”, puis “premier acteur”).

L’acteur lui-même se nomme en grec υποκριτης (hupocritès) qui signifie “celui qui donne la repartie”, puis “celui qui joue un rôle”, donc “qui feint”. De cette dernière acception vient le mot français “hypocrite”. Le préfixe υπο– (hypo-), “en dessous”, “par dessous”, suggère que l’acteur parle sous un masque.

En effet, à l’époque des grands dramaturges grecs, tous les acteurs et choristes portaient des masques appropriés à leurs rôles … Aucun masque du Vè siècle n’a survécu, mais les représentations sur les vases montrent qu’ils couvraient toute la face jusqu’aux oreilles. Ils étaient peints, et faits, semble-t-il, de toile rendue rigide avec du plâtre (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, p. 1012).

Qu’ils aient été de toile empesée ou de bois mince, les masques des acteurs tenaient sur le visage attachés par des courroies. L’orifice percé devant la bouche laissait passer la voix en amplifiant le son. D’où le nom grec du masque προσωπον (prosôpon, littéralement “en avant du visage”), signifiant “le visage”, puis “le masque de théâtre”, “le personnage”, “le caractère” (au sens théâtral de l’anglais character). En latin, le nom qui désigne le masque est persona (de per, “à travers” + sonum, “le son”) — référant d’abord à l’effet de porte-voix. C’est ce même nom qui a donné en français “le personnage”, “la personne”, “la personnalité” etc.

Si les acteurs tragiques jouaient masqués, c’est peut-être parce qu’ils représentaient des personnages morts, descendus dans les Enfers et qui “revenaient“. Cette hypothèse s’appuie sur le fait que le théâtre était à l’origine en Grèce une cérémonie religieuse, associée au culte du dieu Dionysos (le Bacchus des Romains). Par ailleurs, l’acteur qui se couvre d’un masque s’identifie, en apparence ou par une appropriation magique, au personnage représenté. C’est un symbole d’identification (Dictionnaire des Symboles, ibid.).

Les masques antiques, en Grèce comme à Rome, présentaient certains types d’expression, de manière grossie et caricaturale, ce qui permettait aux spectateurs, même assis loin de la scène sur les derniers gradins du théâtre, de savoir de qui il s’agissait et ce que ce personnage ressentait, selon son rôle : douleur, joie, colère etc.

De plus, les couleurs des masques et des perruques distinguaient les personnages, qui sont stéréotypés. On retrouve dans les comédies latines notamment le vieillard barbu (ou barbon) aux cheveux et barbe blancs, le jeune premier (ou fils généralement “indigne”), imberbe aux cheveux noirs, la courtisane (peau claire et longue robe jaune safran), l’esclave débrouillard et courant partout (tunique courte, perruque rousse, pieds nus ou chaussures plates), le parasite (gros ventre protubérant), le soldat fanfaron.

Le port du masque autorisait un même acteur à jouer plusieurs rôles (y compris, naturellement, les rôles féminins), voire à deux acteurs de se partager un rôle (Dictionnaire de l’Antiquité, ibid.). Dans la scène théâtrale ci-dessous (enduit peint de Pompéi, présenté à Montréal en 2016), on sait, d’après leurs masques, que sont représentés à gauche un esclave (tunique courte, teint rubicond), au centre une courtisane (visage blanc, longue robe bariolée avec du jaune) et à droite un jeune homme qui soutient la femme qu’il aime.

Quant aux costumes grecs, ils n’avaient rien de la simplicité grecque ! C’étaient des vêtements bariolés et voyants, mais qui, eux aussi, étaient indicateurs du statut social du personnage. Ce serait Eschyle qui aurait donné aux acteurs un costume empreint de dignité ; à la fin du Vè siècle, ils portaient de lourdes robes à manches longues, descendant jusqu’à terre et richement ornées (ibid.). Le fait que la tragédie grecque ait été dédiée au culte du dieu Dionysos, un dieu exotique particulièrement débridé, explique peut-être le choix de ces costumes (?).

Différents des Grecs, les Romains eurent moins de goût pour le théâtre (sauf pour les farces grossières, nommées “atellanes”) que pour les jeux (ludi), épreuves sportives, concours institués en l’honneur de divers dieux. Cependant, les dramaturges comiques Plaute et Térence triomphèrent aux IIIè et IIè siècles avant notre ère, et inspirèrent plus tard Shakespeare et Molière (Antiquité, p. 780). 

À Rome, le métier d’acteur était exercé par des esclaves ou des affranchis, situés en bas de l’échelle sociale ; donc il avait mauvaise réputation. Peu à peu, Le salaire des acteurs augmenta régulièrement et les acteurs (comme les musiciens), bien que méprisés à l’origine, commencèrent à s’enrichir et à être acceptés socialement lorsque s’imposèrent de grands acteurs tels que Roscius (Antiquité, p. 983).

Roscius, acteur du Ier siècle avant notre ère (rendu célèbre par un plaidoyer de Cicéron qui fut son avocat), était beau, mais louchait ; pour cacher ce défaut, il introduisit à Rome, dit-on, l’usage du masque pour les acteurs, qui auparavant portaient des perruques (Antiquité, p. 884).

Masques romains
Masques de théâtre, Musée St Raymond, Toulouse (France)

On identifiait à l’origine le type de personnage représenté par des perruques … et plus tard par des masques. Mais savoir si des masques étaient vraiment utilisés dans le théâtre romain et le cas échéant dans quelles circonstances reste l’objet de controverses (Antiquité, p. 983).

Au Japon, dans le théâtre traditionnel , les masques représentent également des personnages stéréotypés : jeune fille, vieillard, samouraï, démon etc.

Masques-Asakusa
Masques de théâtre-Tokyo (Asakusa)

Dans le théâtre Kabuki, comme dans l’Antiquité gréco-romaine, les rôles sont joués uniquement par des hommes, qui utilisent un maquillage très élaboré et des postiches (faux front, cheveux). Ceux qui jouent des rôles féminins sont appelés onnagata.

Le théâtre Kabuki-za de Tokyo (quartier de Ginza) a été ouvert en 1889 (mais détruit par les bombes en 1945, puis reconstruit) pour divertir le petit peuple. Il évolua ensuite vers un art plus intellectuel.

Le Kabuki conjugue une intrigue palpitante et des costumes superbes. L’animation qui règne sur la scène, où se succèdent danses, acrobaties, chants et combats mimés, sait retenir l’attention, même pour un Occidental ignorant tout de la langue japonaise (Japon,  Éditions Libre Expression, 2015). Les représentations, presque quotidiennes, durent trois heures, mais on peut acheter des billets pour n’assister qu’à un seul acte !

Autres personnages typiquement japonais, et autres masques : les Ninja et les Oni

C’est pour préserver leur incognito que les Ninja s’avancent masqués. Ce sont des personnages qui agissaient pendant les luttes sanglantes entre les clans du Japon féodal. Ils utilisaient le ninjutsu (“art d’agir à la dérobée”) pour des fins d’espionnage, de sabotage ou d’assassinat, et inventèrent toutes sortes de stratagèmes pour vaincre leurs ennemis. 

Quant aux Oni, ce sont des ogres, monstrueux et démoniaques, qu’on croit être également des fantômes de personnes décédées. En Hokkaidō, la ville de Noboribetsu s’enorgueillit de ses Oni, qui, revêtus de masques rituels terrifiants, accompagnent de leurs tambours un spectaculaire feu d’artifice estival.

Ces personnages aux masques de théâtre ou de déguisement appartiennent au folklore, d’ailleurs toujours vivant pour les Japonais et les touristes.

Dans la vie quotidienne, les masques, portés sur le nez et la bouche, protègent de la pollution. Mais, surtout, ils permettent aux enrhumés de ne pas contaminer les autres individus.

Ainsi voit-on “masqués” baby sitters, chauffeurs de bus, écolières, badauds dans un parc, qui protègent les autres en se protégeant eux-mêmes. Ce qui est la situation actuelle dans de nombreux pays, autres que le Japon.

Pour finir, la devise latine du philosophe Descartes serait Larvatus prodeo (“J’avance masqué”). Comment l’expliquer ?

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