Une de mes œuvres picturales préférées est La Fondation de Carthage (Dido building Carthage) de William Turner — œuvre que j’ai vue lors d’un voyage au Royaume-Uni. J’en propose ici une analyse personnelle.
1. Le peintre : Joseph Mallord William TURNER (né en 1775 à Londres, où il est mort en 1851), de nationalité anglaise. Autodidacte et précoce, il est admis à la Royal Academy en 1790. D’abord aquarelliste, il commence à exposer des peintures à l’huile de paysages à partir de 1796 et devient célèbre. Il exécute cette toile vers 1799.
Dès 1804, il ouvre sa propre galerie et peut vivre de son travail d’artiste. Il fait de nombreux voyages dans plusieurs pays d’Europe, comme l’indique cette notice de la galerie londonienne Tate Britain (où sont rassemblés de nombreux tableaux de ce peintre).
Son tableau La Fondation de Carthage date de 1815. Après son voyage en Italie (1819), le caractère descriptif des motifs disparaît au profit de la lumière : lumière diaphane à travers les nuages, le brouillard, la pluie ou la neige. Turner a, en effet, un goût particulier pour les sujets exprimant le déchaînement des éléments naturels. En 1846 il se retire de la vie publique, et change même de nom pour vivre modestement et tranquillement ! À sa mort, il lègue généreusement de l’argent destiné à construire un asile pour les artistes pauvres, ainsi que 20 000 œuvres environ (dont 282 peintures) pour les musées de Londres.
2. L’œuvre : Dido building Carthage or The Rise of the Carthaginian Empire (La Fondation de Carthage — titre officiel en français), 1815, huile sur toile, dimensions : 155,5 cm x 232 cm, National Gallery, Londres (Royaume-Uni).
3. Le Mouvement : Début du Romantisme. “L’Angleterre est le pays où apparaît le terme de romantisme pour caractériser les paysages sauvages ou propices à la rêverie.” (L’Histoire de la peinture pour les Nuls, p. 226)
4. Genre ou Catégorie : Paysage.
Turner est réputé en tant que paysagiste “historique”, ayant exécuté des paysages à la manière des peintres français Le Lorrain et Poussin. D’ailleurs Claude Gellée dit Le Lorrain a peint une Vue de Carthage avec Didon et Énée (1675-76) dont s’est inspiré Turner, qui lui rend ainsi hommage en reprenant le thème de la ville et de sa fondatrice pour La Fondation de Carthage.
Ce paysage est aussi une “marine”, car il montre un port.
5. Bibliographie : Dictionnaire Robert des Noms propres, notices de la galerie Tate Britain et L’Histoire de la peinture pour les nuls (biographie) ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins.
6. Le Thème : Littéraire.
Au chant I de l’Énéide, le poète latin Virgile décrit l’arrivée (incognito) d’Enée dans le royaume de la reine Didon. Voici comment se passe la fondation de Carthage : “Énée admire la masse des édifices, qui ont remplacé les cabanes d’autrefois ; il admire les portes, le bruit de la foule, le pavé des rues. Les Tyriens s’emploient avec ardeur : les uns prolongent les murs, construisent la citadelle, et de leurs mains roulent des blocs de pierre ; les autres choisissent l’emplacement de leur maison, et l’enferment dans un fossé. On élit des magistrats et des juges et le Sénat vénérable. Ici, l’on creuse un port ; là, on jette les fondements profonds d’un théâtre, et l’on taille dans le roc d’immenses colonnes, ornements de la scène future. (…) Ô fortunés, ceux dont les murs s’élèvent déjà !, dit Énée en contemplant le faîte des édifices de la ville.” (vers 421-429 et 437-438, traduction de l’édition Hatier Les Belles Lettres).
C’est également un thème historique, car symboliquement Carthage et son Empire représentent l’Angleterre contemporaine du peintre, qui, après ses victoires sur Napoléon Ier, fonde et développe son empire, notamment sur les mers.
7. Analyse iconographique :
C’est, à proprement parler, une “scène” qui est représentée, car on voit sur cette vaste toile un panorama théâtral, à la fois réel et imaginaire — l’exaltation de l’imagination étant une des caractéristiques du Romantisme. Il s’agit de Carthage, ville mythique aux origines de laquelle se trouve la reine Élissa (la Didon de Virgile) qui quitta la cité phénicienne de Tyr, où son époux venait d’être assassiné, pour aller fonder une autre ville en Afrique du Nord.
Dans le bleu du ciel parsemé de fins nuages, la lumière du soleil levant jette une immense clarté sur la mer et produit tout un jeu d’ombres et de reflets lumineux sur les bâtiments entourant l’eau.
À gauche, on distingue les colonnes cannelées d’un majestueux édifice, encore inachevé puisque les poutres de construction pour le soutènement de la façade sont visibles en haut. Encore à gauche, à l’arrière-plan, se dessine une sorte d’arc de triomphe qui semble placé en prolongement d’un rempart terminé par une tour. Les mâts d’un bateau se profilent devant ce rempart, mur d’enceinte de la ville-citadelle. Derrière, se dessine un paysage vallonné, dont les contours s’estompent dans la brume du matin.
Au centre, à l’arrière-plan, la silhouette d’un pont ; on en distingue la moitié d’une arche.
À droite, au fond s’avance un imposant temple de style gréco-romain à deux étages, que cachent un arbre très haut et une végétation exotique luxuriante rappelant que Carthage a été construite dans un lieu sauvage. Toujours au fond, à l’extrême-droite sur un promontoire élevé, on voit un autre temple de style gréco-romain, à colonnes. En bas à droite, sur une partie rocheuse formant une anfractuosité recouverte de végétation, se dresse une façade monumentale où l’on remarque bas-reliefs, statues de caryatides ou d’atlantes, pilastres et colonnes avec des chapiteaux corinthiens.
De part et d’autre de l’eau s’étendent des berges encombrées de troncs d’arbres, de fûts de colonnes, de pierres taillées. On aperçoit sur la rive gauche un groupe de personnages vaquant à leurs occupations (marins, pêcheurs, ouvriers etc.) ainsi qu’une femme : peut-être Didon ?
Quant on compare les toiles du Lorrain et de Turner sur Carthage, on constate que ce que le peintre anglais a conservé du tableau du Français, ce sont principalement les monuments.
8. Analyse symbolique :
Le titre anglais du tableau The Rise fait référence à la fois à l’ascension du soleil dans le ciel (the rising sun) et à la montée en puissance de la civilisation carthaginoise (of the Carthaginian Empire). Mais au-delà de la fondation de Carthage, cité antique, c’est au développement de l’Empire britannique victorieux sur terre et sur mer de la France napoléonienne que ce titre (donc cette toile) fait allusion.
Carthage est le lien qui relie, dans l’espace et dans le temps, l’ancienne ville de Troie (quittée par Énée, le Troyen) à la nouvelle Troie, qui n’est autre que Rome (dont le fils d’Egée, Iule — ou Ascagne — sera l’ancêtre de la gens Iulia, la famille de Jules César et de l’empereur Auguste, pour lequel Virgile écrivit l’Énéide) ! Dans la description que fait Virgile de la fondation de Carthage, la mention des imposants édifices ainsi que des lois, des magistrats et du vénérable Sénat est explicite. Le poète décrit la Rome qu’Auguste a dotée de toutes sortes d’aménagements, ayant, disait-il, hérité d’une ville de briques et laissant après lui une ville de marbre.
C’est pourquoi les constructions “carthaginoises” ont l’air bien romaines (autant chez Le Lorrain que chez Turner) ! De ce fait, l’activité humaine est montrée comme imposante (la taille et le nombre des édifices) et dérisoire (la petitesse des personnages en comparaison de la nature environnante) — ce qui est aussi une vision caractéristique du Romantisme.
9. Analyse chromatique :
Recherchant les effets de lumière, Turner adopte des “dominantes de rouge et de jaune, qui lui seront parfois reprochées … (Après 1812, il) rompt avec la composition classique ; aux lignes et point de fuite il substitue des arcs de cercle et des zones coupés pour mieux entraîner le spectateur dans le déchaînement des éléments naturels … Ainsi nous pouvons mieux comprendre la manière du peintre qui commence par créer une ambiance chromatique, avec des effets obtenus à la brosse, en grattant les couleurs réparties en froides et chaudes … Très tôt, l’artiste s’est intéressé aux combinaisons de couleurs chez Poussin, puis aux théories, notamment celle de Goethe.” (L’Histoire de la peinture pour les Nuls, p. 229)
La notice ci-dessus (Tate Britain) explique sa façon de procéder quand il peint dans son studio.
Sur cette toile, les couleurs chaudes dominent (camaïeu de jaune), mais elles s’opposent à des couleurs froides (brun, bleu et vert) bien présentes également.
Le jaune symbolise “la jeunesse, la force … couleur de l’éternité comme l’or est le métal de l’éternité … Le jaune est la plus chaude, la plus expansive, la plus ardente des couleurs … qui déborde toujours des cadres où l’on voudrait l’enserrer. Les rayons du soleil, traversant l’azur des cieux, manifestent la puissance des divinités, de l’au-delà.” Mais c’est une couleur ambivalente, qui peut avoir des valeurs négatives (trahison, déclin, mort). (Symboles, p. 535-537)
Le brun “est, avant tout, la couleur de la glèbe, de l’argile, du sol terrestre.” (Symboles, p. 150)
Le bleu “est la plus froide des couleurs, et dans sa valeur absolue la plus pure … Il est chemin de l’infini, où le réel se transforme en imaginaire … le bleu n’est pas de ce monde ; il suggère une idée d’éternité tranquille et hautaine, qui est surhumaine … La profondeur du vert, selon Kandinsky, donne une impression de repos terrestre et de contentement de soi, tandis que la profondeur du bleu a une gravité solennelle, supra-terrestre.” (Symboles, p. 129-132)
Le vert, couleur des arbres et de la végétation en général, “garde un caractère étrange et complexe, qui tient de sa double polarité : le vert du bourgeon et le vert de la moisissure, la vie et la mort. Il est l’image des profondeurs et de la destinée.” (Symboles, p. 1002-1007)
Toutes ces teintes illustrent symboliquement le sujet du tableau : Didon, jeune et ardente (jaune solaire), supervise la fondation de Carthage, une ville qu’elle fait naître d’un endroit désert (brun) ; tombée amoureuse du héros Énée, elle se suicidera quand les dieux (le bleu du ciel) le forceront à la quitter, chacun des deux accomplissant ainsi son destin (vert).
10. Charpente, style et synthèse :
Comme on l’a dit plus haut, la composition est théâtrale. En position centrale, le soleil se trouve au-dessus de l’intersection des deux diagonales de la toile — ce qui met en valeur son mouvement encore ascendant, donc le glorifie. Le flot de lumière enveloppe la scène ainsi que le spectateur, qui demeure extérieur à l’histoire (aucun personnage du tableau ne le regardant), mais en position de contemplateur, exerçant son jugement.
Les “effets spéciaux” présents sur cette toile (reflets, brume, flou et précision à la fois, perspective ouverte, traitement des couleurs etc.) sont propres à William Turner et symbolisent bien le style de l’artiste.
Il est à noter qu’après cette représentation de La Fondation de Carthage, alias l’ascension de l’Empire (carthaginois ? britannique ?), Turner produira une toile sur le déclin de celui-ci — toile visible à la galerie Tate Britain et intitulée The Decline of Carthage (1817).
Il serait intéressant de comparer les deux peintures. Mais ce sera pour un autre article …