Apollon et Daphné

J’ai eu l’occasion de voir, en mai 2017, au Musée des Beaux-Arts Occidentaux de Tokyo, l’exposition Parfum exotique, consacrée aux œuvres de l’artiste français Théodore Chassériau. Plusieurs de ses toiles représentent des personnages ou scènes de la mythologie gréco-romaine, comme Apollon et Daphné — dont je propose ci-dessous une analyse personnelle.

1-L’artiste : Peintre, graveur et dessinateur, Théodore Chassériau, de nationalité française, est né en 1819 à Saint-Domingue et mort à Paris en 1856. Enfant prodige, dès l’âge de 11 ans il est l’élève du peintre Ingres, et il étudiera dans son atelier parisien pendant trois ans. À dix-sept ans, il expose déjà six œuvres au Salon carré du Louvre, où se tiennent périodiquement des expositions picturales. En 1839-40, il fait “le” voyage en Italie que souhaitent accomplir les peintres européens depuis le XVIIIè siècle – voyage au cours duquel il retrouve Ingres, avec lequel il se brouille, en voulant réconcilier avec la manière de son maître de nouvelles idées artistiques qu’il a puisées chez les Romantiques, notamment chez Delacroix. En 1846, lors d’un voyage en Algérie, il est séduit par les couleurs et la lumière du pays. Il adopte alors une vision “orientaliste”, l’orientalisme étant “un courant artistique apparu au XIXè siècle, qui fantasme un orient érotique.” Par ailleurs, la lecture des œuvres de Shakespeare lui inspire de nombreux dessins, et il contribue aussi au renouvellement de la peinture murale en France. Mort jeune (37 ans), Chassériau influencera les peintres Pierre Puvis de Chavannes et Gustave Moreau.

Théodore Chassériau
“Portrait d’artiste” (autoportrait ?) – 1835
Apollon et Daphné par Théodore Chassériau
Apollon et Daphné

2-L’œuvre : Apollon et Daphné, huile sur toile, 1845, habituellement au Musée du Louvre, Paris. Don du baron Arthur Chassériau, descendant de Théodore, au Musée du Louvre, dans un ensemble de 77 tableaux et dessins.

3-Le Mouvement : Néo-classicisme (retour “à l’antique”, i.e. aux Grecs et aux Romains), vers le Romantisme.

4-Genre ou catégorie : Scène de genre.

5-Thème : Mythologique. L’histoire d’Apollon et de Daphné est racontée par le poète latin Ovide dans le Livre Premier des Métamorphoses.

Daphné fut le premier amour d’Apollon. Mais ce dieu s’était fâché avec Cupidon au sujet de leur habileté à tirer à l’arc. En représailles, Cupidon lança deux flèches, l’une sur Apollon, pour le faire tomber amoureux, l’autre sur Daphné, pour lui inspirer le dégoût de l’amour. “Ainsi le dieu s’est enflammé ; ainsi il brûle jusqu’au fond de son cœur et nourrit d’espoir un amour stérile. Il contemple les cheveux de la nymphe flottant sur son cou sans ornements : “Que serait-ce, dit-il, si elle prenait soin de sa coiffure ?” Il voit ses yeux brillants comme les astres ; il voit sa petite bouche, qu’il ne suffit pas de voir ; il admire ses doigts, ses poignets et ses bras plus qu’à demi nus ; ce qui lui est caché il l’imagine plus parfait encore. Elle, elle fuit, plus rapide que la brise légère ; il a beau la rappeler, il ne peut la retenir … sa fuite rehausse encore sa beauté.  Mais le jeune dieu renonce à lui adresser en vain de tendres propos et, poussé par l’Amour lui-même, il suit les pas de la nymphe en redoublant de vitesse.” Alors Daphné, sur le point d’être rattrapée, invoque son père, le dieu-fleuve Pénée, pour qu’il la métamorphose. “À peine a-t-elle achevé sa prière qu’une lourde torpeur s’empare de ses membres ; une mince écorce entoure son sein délicat ; ses cheveux qui s’allongent se changent en feuillage ; ses bras, en rameaux ; ses pieds, tout à l’heure si agiles, adhèrent au sol par des racines incapables de se mouvoir ; la cime d’un arbre couronne sa tête ; de ses charmes, il ne reste plus que l’éclat.” Apollon, qui l’aime toujours, étreint Daphné devenue arbre, et s’écrie : “Puisque tu ne peux être mon épouse, du moins tu seras mon arbre ; à tout jamais tu orneras, ô laurier, ma chevelure, mes cithares, mes carquois ; … de même que ma tête, dont la chevelure n’a jamais connu le ciseau, conserve sa jeunesse, de même la tienne sera toujours parée d’un feuillage inaltérable.”

En grec, Δαφνη Daphné signifie “le laurier”. Le mythe rapporté par Ovide est étiologique (il donne la cause de la “verdeur” du laurier, et justifie que cet arbuste soit consacré à Apollon).

Cette histoire a souvent été traitée dans l’art : littérature, peinture, sculpture.

6-Bibliographie : Le Dictionnaire Robert des Noms propres et L’Histoire de la peinture pour les nuls, Éditions First 2009 (pour la biographie) ; Le Dictionnaire des Symboles, collection Bouquins ; Les Métamorphoses d’Ovide éd. Folio Classique (traduction, en italiques, de G. Lafaye, 1925-30).

7-Analyse iconographique :

Le peintre met en scène, au centre du tableau et occupant la majorité de l’espace, les deux personnages du titre : Apollon et Daphné. Il suit avec fidélité plusieurs indications d’Ovide.

Apollon, reconnaissable à sa lyre (ou cithare) “cornue”, est habillé “à l’antique” d’une tunique courte et ceinturée, de couleur rouge pâle, et d’une cape pourpre. Chaussé de sandales lacées, il est censé ressembler à un jeune chasseur qui court les bois. Mais la teinte et la taille de sa cape ainsi que la couleur blonde de ses cheveux en font un personnage de statut supérieur. Agenouillé devant la jeune fille, il tente de l’étreindre tout en faisant, de sa main droite, un geste de regret, d’impuissance, ou de supplication (dans la mesure où, à genoux, il embrasse aussi la personne qu’il supplie — comme c’était la coutume dans l’Antiquité).

Apollon, par Théodore Chassériau

Daphné, nue — un des critères artistiques de la représentation “à l’antique” — est montrée au moment où commence sa métamorphose en laurier. Elle est debout. Son corps longiligne et sensuel forme une ligne brisée au niveau des genoux ; cela produit l’impression contradictoire de la fixation d’un mouvement. En effet, ses pieds et jarrets sont déjà devenus un feuillage qui se répand de façon fluide sur le sol. Et si, de la tête jusqu’aux genoux, un mouvement semble l’entraîner encore vers Apollon qui l’a rattrapée à la course, au sommet de son corps ses bras — l’un levé, l’autre replié et cachant partiellement son visage — signifient sa pudeur et son refus. Ses cheveux longs et noirs volent au vent, qui vient de côté et soulève également la cape d’Apollon.

Daphné, par Théodore Chassériau

Daphné semble regarder Apollon avec tristesse ; lui la regarde intensément.

Aucun personnage ne le regardant, le spectateur reste éloigné de la scène, mais peut exercer son jugement.

8-Analyse chromatique :

Le rouge clair de la tunique du dieu “éclatant, centrifuge, (il) est diurne, mâle, tonique, incitant à l’action, jetant comme un soleil son éclat sur toute chose avec une immense et irréductible puissanceimage d’ardeur et de beauté, de force impulsive et généreuse, de jeunesse, de santé, de richesse …

Foncé ou pourpre, le rouge de sa cape est le symbole du pouvoir suprême, “à Rome, couleur des généraux, de la noblesse, des patriciens, des Empereurs.” Mais, il est ambivalent : “extériorisé, le rouge devient dangereux comme l’instinct de puissance s’il n’est pas contrôlé ; il mène à l’égoïsme, à la haine, à la passion aveugle.” Apollon est donc un dieu puissant, mais pas assez pour maîtriser la pulsion amoureuse que lui a envoyée Cupidon !

Le blond des cheveux d’Apollon, dont la tête est, de surcroît, entourée d’un halo lumineux, symbolise “les forces psychiques émanées de la divinité.” Apollon est aussi le dieu de la Lumière (son surnom est Φοιβος Phœbus “le brillant”) et le blond est la couleur des dieux et héros ouraniens (célestes). Quant aux cheveux brun sombre ou noirs de Daphné, ils indiquent “plutôt la chaleur souterraine, non manifestée, du mûrissement intérieur.” (Symboles, p. 132)

Le vert symbolise la Nature. “C’est la couleur du règne végétal se réaffirmant, de l’éveil de la vie … couleur aussi de la longévité et de l’immortalité.” Bénéfique, “il prend une valeur mythique.” Maléfique, il “garde un caractère étrange et complexe, qui tient à sa double polarité : le vert du bourgeon et le vert de la moisissure, la vie et la mort. Il est l’image des profondeurs et de la destinée.” (Ibid. p. 1002-1006)

9-Analyse symbolique :

Les cheveux : “La chevelure étant une des principales armes de la femme, le fait que celle-ci soit montrée ou cachée, nouée ou dénouée, est fréquemment signe de la disponibilité, du don ou de la réserve d’une femme.” (Symboles, p. 236)

Dans le texte d’Ovide comme dans le tableau de Chassériau, Daphné laisse flotter ses cheveux — signe apparent de sensualité. Mais le paradoxe est que, loin d’être une femme “disponible”, elle a, selon Ovide, fait vœu “de jouir éternellement de (s)a virginité” et demandé à son père : “Délivre-moi par une métamorphose de cette beauté trop séduisante.” Alors, les cheveux dénoués pourraient être dus à la course qu’elle a menée pour fuir Apollon …

La lyre : “inventée par Hermès ou par l’une des neuf Muses, Polymnie, est l’instrument de musique d’Apollon et d’Orphée… Elle symbolise les pouvoirs de divination propres au dieu.” Elle est également considérée comme “un autel symbolique unissant le ciel et la terre. Hermès ayant volé des bœufs à Apollon, couvrit de la peau de l’un d’eux une carapace de tortue, fixa une paire de cornes à celle-ci et tendit des cordes de boyaux sur cette caisse de résonance. Or, dans les civilisations méditerranéennes, le bœuf représente le Taureau Céleste.” Les “cornes” de la lyre relient donc les mondes terrestre et céleste — ce que font la musique et la poésie. (Symboles, p. 596-597)

La forêt : Signe que la scène de la métamorphose se passe en pleine nature, de nombreux arbres créent le décor de la scène entre Apollon et Daphné. Décor symbolique ici. Car la forêt possède un caractère ambivalent, étant “génératrice à la fois d’angoisse et de sérénité, d’oppression et de sympathie, comme toutes les puissantes manifestations de la vie.” (Ibid. p. 455)

Le laurier : Consacré à Apollon, en Grèce, “le laurier symbolisait les vertus apolliniennes, la participation à ces vertus par le contact avec la plante consacrée et, en conséquence, une relation particulière avec le dieu, qui assurait sa protection et communiquait une partie de ses pouvoirs.” De plus, le laurier “est lié, comme toutes les plantes qui demeurent vertes en hiver, au symbolisme de l’immortalité ; symbolisme qui n’était sans doute pas perdu de vue par les Romains lorsqu’ils en firent l’emblème de la gloire, aussi bien des armes que de l’esprit.” (Ibid., p. 563)

Dans l’Antiquité, une catégorie de devins, appelés les Daphnéphages, le front ceint de laurier, en mangeaient les feuilles avant de rendre leurs oracles. La daphnomancie, ou divination par le laurier, se pratique de la manière suivante : on jette une branche ou des feuilles dans le feu et, si elles pétillent en brûlant, c’est un bon présage, un mauvais si elles brûlent sans bruit.” (Le Livre des Superstitions, coll. Bouquins, p. 963)

Laurier rose

10-Composition, style et synthèse :

Les deux personnages s’inscrivent dans un triangle dont le sommet se situe au-dessus des bras de Daphné et la base dans les coins inférieurs de la peinture. Ils occupent la majeure partie de la toile et sont mis en valeur par les coloris de leurs vêtements et de leur chair. D’autre part, la moitié supérieure du tableau isole Daphné au milieu des arbres, tandis que la moitié inférieure isole Apollon qui n’étreint qu’un tronc pâle prolongé par des racines vertes et souples — une créature humaine devenue végétale.

Enfin, l’intersection des diagonales se situe sur l’épaule gauche du dieu qui masque le sexe de la jeune fille : bienséance picturale, mais surtout symbole, pour Apollon, d’une réalisation impossible de son amour.

D’ailleurs, le peintre a représenté le dieu regardant vers la gauche, côté régressif, tandis que Daphné, même en retrait, regarde vers la droite, côté progressif. C’est elle dont le destin s’accomplit.

Le style de Chassériau, qui adhère à la narration, réconcilie les critères académiques de son maître Ingres (dans le portrait de la femme) et les coloris et les passions du Romantisme.

 

 

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