Mardi 9 février 2016, c’était Mardi Gras. Dans les pays de religion chrétienne, on célèbre en même temps le Carnaval et, le lendemain, Mercredi des Cendres, le commencement du Carême.
Ces événements sont le sujet d’un tableau de Pieter BRUEGHEL II, que j’ai vu aux Musées royaux de Bruxelles et dont j’ose proposer ici quelques éléments d’explication.
1. Le peintre : La famille Brueghel (ou Bruegel) est une dynastie de peintres. Pieter Brueghel II a été surnommé “le Jeune” pour le distinguer de son père, Pieter Brueghel, dit “l’Ancien” (auteur du fameux tableau La Chute d’Icare), et aussi quelquefois “d’Enfer”, à cause de sa prédilection pour la représentation des enfers ou de scènes d’incendies. On sait peu de choses sur lui, sinon qu’il est né à Bruxelles en 1564 et mort à Anvers en 1638. Il aurait dirigé un atelier spécialisé dans les copies — qui ont longtemps été considérées comme des originaux. Il a ainsi copié le tableau du Combat de Carnaval et de Carême, initialement peint en 1559 par son père. C’était, à l’époque, une preuve de maîtrise, et non pas du plagiat. Plus tard, son fils, Pieter Brueghel III, sera également un imitateur.
2. L’œuvre : (en flamand) Het Gevecht tussen Carnaval en Vasten (en français) Le Combat de Carnaval et Carême, sans date, Musées royaux de Bruxelles, Belgique. C’est la copie de l’œuvre du même nom, sur bois (121 cm x 171 cm), actuellement exposée au Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche.
Expliquer le tableau exposé à Bruxelles revient donc à expliquer également celui de Vienne.
3. Classification : Renaissance dans les pays du Nord. École flamande. Autre peintre flamand, Jan van Eyck serait l’inventeur de la peinture à l’huile — ce qui révolutionne la peinture dès le XVè siècle.
4. Genre ou catégorie : Scène de genre (réaliste) et Allégorie (personnification d’une notion abstraite)
5. Bibliographie : Le Dictionnaire Robert des Noms Propres et L’Histoire de la peinture pour les Nuls (pour la biographie) ; Les 500 racines grecques et latines, éd. Duculot, 1980 ainsi que le Dictionnaire culturel du christianisme, éd. Nathan, 1994 (pour les définitions des mots du titre) ; le Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont et Le Livre des Superstitions, coll. Bouquins (pour le thème et les citations en italiques dans les analyses symbolique et chromatique).
6. Le Thème : Religieux et folklorique, avec un registre satirique.
Le Carnaval, qui débute à l’Épiphanie et s’achève au Carême, est une période réservée aux divertissements et pendant laquelle la consommation de viande était permise. Dans le folklore, il s’identifie généralement au mardi gras, appelé fréquemment “jour de carnaval” (mot venant de l’italien “carnevale”, mardi gras), car ce sont les dernières réjouissances et festivités avant le jeûne (Superstitions, p. 1074).
Carnaval : nom masculin qui provient de l’italien carne (la viande) + levare (enlever) — dont la contraction fait carnevale, qui signifie “mardi gras”. Une autre étymologie, moins certaine, le fait venir du latin carni (forme déclinée au datif de caro, carnis = la chair) + vale (formule d’adieu), donc littéralement “Au revoir à la viande !” Le terme anglais, Carnival, est proche du latin. Une dernière version explique que ce serait la déformation de “char naval” — en référence aux défilés de chars organisés à l’occasion de la fête.
Les réjouissances du mardi gras se manifestent par la confection de crêpes et de repas plantureux, par des divertissements (bals, défilés de chars où l’on peut voir Sa Majesté Carnaval — sorte de mannequin grotesque que l’on brûle après) et des mascarades. Voici comment apparaît Carnaval sur le tableau de Brueghel :
L’ancienne dénomination du mardi gras, le “carême-prenant”, désignait à la fois le jour en question et une personne bizarrement déguisée, comme au temps du carnaval. C’est le sens que l’on retrouve dans Le Bourgeois Gentilhomme de Molière (1670), dans deux répliques de Madame Jourdain à son mari : Je ne sais plus ce que c’est que notre maison. On dirait qu’il est céans carême-prenant tous les jours… (Acte III, scène 3) et Comment donc ? qu’est-ce que c’est que ceci ? On dit que vous voulez donner votre fille en mariage à un carême-prenant ? (Acte V, scène 7).
Carême : nom masculin, qui vient du latin ecclésiastique quadragesima die (transformé en quaraesme → quarême → carême), qui désigne le quarantième jour avant Pâques. C’est au total une période de 46 jours d’abstinence et de privations (mais on ne compte pas les dimanches) où l’Église catholique prescrivait la prière, la pénitence et le jeûne, en souvenir du jeûne de Jésus au désert. Ainsi, le poisson (jugé “maigre”) remplaçait-il la viande pour ceux qui “faisaient carême”, au temps de Brueghel, et encore de nos jours chez certains pratiquants — mais depuis le concile de Vatican II (1962-1965), l’Église catholique insiste moins sur la pratique ascétique que sur le partage (Dictionnaire culturel, p. 66).
La “maigre” pitance donnait une “face de carême”, c’est-à-dire un visage émacié, pâle et triste. C’est pourquoi Carême, personnifiée en femme maladive, apparaît ainsi sur le tableau :
Fréquemment employé dans la Bible, quarante est un nombre qui marque l’accomplissement d’un cycle, d’un cycle toutefois qui doit aboutir, non pas à une simple répétition, mais à un changement radical, un passage à un autre ordre d’action et de vie. C’est ainsi que le carême qui prépare à la résurrection pascale dure 40 jours (Symboles, p. 793).
7. Analyse iconographique :
La scène, où fourmille une centaine de personnages, se situe sur une place publique dans un décor de ville flamande. Ce pourrait être la place du marché, avec ses maisons colorées, ses boutiques et son église — analogue à celle qu’on voit encore à Bruges, par exemple :
Faisant partie du décor, quelques rares arbres (à l’arrière-plan du tableau) portent un léger feuillage — celui du printemps.
Au premier plan, on voit le combat de Carnaval et Carême, comme le dit le titre. Dans la partie gauche du tableau (quand on le regarde), juché sur un tonneau, Carnaval brandit une longue broche sur laquelle sont enfilés des morceaux de viande, dont une tête de porc. Il est poussé par un homme au chapeau conique, et escorté par des musiciens et des hommes déguisés, le visage parfois enduit de blanc. Derrière Carnaval, on voit une femme accroupie, qui confectionne sur un brasero des pains et des gaufres, et plusieurs de ces produits sur un plateau rond, porté en cortège.
Dans la partie droite du tableau, Carême, sous les traits d’une femme pâle et maigre, brandit une longue pelle à pain sur laquelle se trouvent deux petits poissons — probablement des harengs saurs. Elle est assise sur une chaise, elle-même placée sur une planche à roulettes (où l’on distingue des pains), tirée par deux femmes et principalement accompagnée de femmes et d’enfants.
Les armes du “combat” opposent donc une broche de métal (avec des viandes rôties) contre une pelle à pain en bois (avec des poissons) — c’est-à-dire le “gras” (d’ailleurs Carnaval est ventripotent) contre le “maigre” (la femme Carême décharnée, le pain sec, les poissons). Ce qui est symbolique de l’entrée, non sans résistance, du peuple dans la période frugale de carême, mais aussi de l’antagonisme entre les plaisirs terrestres et les exigences spirituelles, chez l’être humain.
En traçant une ligne verticale imaginaire pour séparer le tableau en deux, on constate que la partie gauche — côté carnaval — est majoritairement joyeuse. Outre les déguisements et les processions, le carnaval est un jour de liesse : le rire est non seulement autorisé, mais largement conseillé, car il a une fonction d’exorcisme (il conjure démons, sorciers et fantômes). Ainsi le carnaval apparaît-il comme symbole de la régénération de l’homme et de la nature, du triomphe sur la mort et les maladies, à la veille du renouveau printanier (Superstitions, p. 1076).
En effet, on aperçoit des gens qui dansent (devant une tente), d’autres qui jouent d’instruments de musique ou bien des jeux de hasard. La nourriture est abondante. Pourtant, dans cette foule en bonne santé et qui s’amuse, on distingue quelques infirmes munis de béquilles.
Dans la partie droite — côté Carême — l’atmosphère est plutôt triste, voire morbide et sinistre. Des miséreux, amputés ou couchés, mendient ; un cadavre gît sur le sol. Des nonnes vêtues de noir sortent de l’église en une longue procession :
Cependant, tout n’est pas que désolation. Pendant que certains prient, tournés vers le mur de l’église, d’autres jouent à la toupie ou au ballon. La vie continue.
Le puits central, autour duquel se rassemble toute l’activité humaine, matérialise la transition entre la gauche (côté régressif, donc le carnaval passé) et la droite (côté progressif, donc le carême à venir).
De plus, pour souligner cette opposition, au coin gauche du puits on voit un cochon (le “gras”), et de l’autre côté, des poissons (le “maigre”).
8. Analyse symbolique :
Les coiffes et chapeaux : presque tous les personnages portent des coiffes ou des chapeaux. Qu’il soit festif (cône rouge et blanc de celui qui pousse le tonneau, “panier” renversé de Carême, par exemple) ou professionnel, le chapeau est un symbole d’identification. Toutes les femmes ont les cheveux couverts, car une chevelure libre est un signe de mauvaises mœurs.
Le puits : il est une voie vitale de communication, le symbole de l’abondance et la source de la vie. À l’époque des Brueghel, c’était le centre de la place publique, un lieu de rassemblement.
Le tonneau : son symbolisme se rattache à celui du puits, ainsi qu’à celui du vin qu’il contient. Il évoque une idée de richesse et de joie. En outre, il crée ici une atmosphère dionysiaque et pourrait être un “char” de cortège, sur lequel serait juché le Bonhomme Carnaval, nouveau Bacchus.
Les poissons : ils sont des symboles de vie et de fécondité. Mais ils sont surtout associés avec le christianisme, car, d’abord, ils symbolisent le Christ lui-même (le nom du poisson ιχθυς, ichthus, peut être lu comme l’acronyme, en grec, de “Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur”). Ensuite, ils ont fait partie du miracle de la multiplication des pains et des poissons. Enfin, ils symbolisent “le repas eucharistique”, associés au pain. De plus, ils sont l’aliment par excellence du Carême — représentant l’abstinence de viande. D’ailleurs le proverbe arriver comme marée en carême (la “marée”, métonymie pour “les poissons”) rappelle leur importance, puisqu’il signifie, de façon imagée, “arriver à propos, de façon opportune, inévitablement”.
9. Analyse chromatique :
Le rouge : d’innombrables traditions associent la couleur rouge à toutes les festivités populaires et spécialement aux fêtes de printemps. Ici, Carnaval porte du rouge incarnant la fougue et l’ardeur, couleur guerrière. Mais le rouge, ambivalent, peut aussi être la couleur de l’oppression (d’où, peut-être, la couleur de la “planche à roulettes” de Carême — qui pourrait, comme le tonneau, être un “char” de cortège).
Le blanc : très présent dans ce tableau (coiffes, vêtements, nappe, drap, visages peints). Couleur de passage, au sens auquel on parle de rites de passage. Couleur initiatique de celui qui se relève, qui renaît, victorieux, de l’épreuve. Couleur parfois néfaste, car c’est celle du linceul. Mais aussi couleur de la pureté, qui n’est pas, à l’origine, une couleur positive, manifestant que quelque chose vient d’être assumé, mais une couleur neutre, passive, montrant seulement que rien, encore, n’a été accompli. Le visage enduit de blanc, comme d’ailleurs le masque, révèle un individu hors de l’ordre social.
Le brun : le sol, les maisons, le puits, le tonneau, le lit du malade, les capes des hommes en procession à l’arrière-plan du tableau etc. sont bruns. C’est avant tout, la couleur du sol terrestre. Également un symbole de l’humilité (humus = terre) et de la pauvreté, qui incitent certains religieux à se vêtir de bure.
Quant au bleu, qui a de multiples valeurs, il est notamment, de façon positive, associé au blanc, la couleur de la Vierge Marie (donc ecclésial et spirituel — ce qu’incarnerait ici Carême), mais également, de façon négative, la couleur du renoncement et de la passivité. Il s’oppose au rouge : il est donc intéressant de voir ces deux couleurs sur Carnaval.
10. Synthèse : Un tel tableau peut susciter encore bien des commentaires, étant donné le nombre de ses personnages !
Le réalisme et la fantaisie s’y côtoient. Est-ce un événement réel, qui se produisait chaque année, à une époque où l’Église régissait le calendrier flamand ? Est-ce une saynète — œuvre d’imagination — représentée pour frapper les esprits, à l’instar des Mystères joués sur les parvis des cathédrales françaises ? Carnaval et Carême sont-ils ici des êtres vivants, ou bien des mannequins placés sur des “chars” ?
Même si la juxtaposition des scènes et des actions rappelle la technique picturale de l’époque médiévale, l’intention satirique du peintre (Brueghel I, copié par Brueghel II) annonce la liberté de ton qui préside à la Renaissance. Ici, il y a une certaine satire de l’Église, et une mise en valeur des activités du peuple.
À Rio, à Nice, à Venise, à Québec — entre autres villes — le carnaval donne encore et toujours lieu à des défilés de chars, cortèges de danseurs, abondance de nourriture et de boisson etc. : fêtes populaires exubérantes et libératrices !