La gloire des continents

“La gloire des continents” — pourquoi ce titre ?

Sur la Grand’Place de Bruxelles, au coin donnant sur la Rue de la Tête d’Or, se trouve le remarquable bâtiment ci-dessus. Il s’agit de la Maison de la Corporation des Merciers, qui existe depuis le XVè siècle, mais a été reconstruite en 1699. Porteur de nombreux ornements et d’une devise en latin, cet édifice m’a frappée par ses nombreuses statues à l’antique représentant les continents.

J’ai distingué cinq statues qui m’ont particulièrement intéressée.

Voici d’abord le bâtiment entier :

Bruxelles-Justitia et continents

En ne considérant que les statues, on peut voir, de bas en haut, deux atlantes (statues d’hommes soutenant un entablement sur leurs épaules — comme Atlas soutenait le monde, dans la mythologie grecque).

Ensuite, le groupe central des cinq statues : ce sont les allégories de la Justice (Justitia) et de quatre continents (Africa, America, Asia, Europa).

Au-dessus d’elles, des sortes de caryatides (statues de femmes qui soutiennent une corniche sur leur tête). Au sommet, peu visible ici, la statue de saint Nicolas, patron des merciers.

Située au milieu, la Justice possède ses attributs traditionnels : elle tient un glaive dans sa main droite et une balance dans la gauche ; ses yeux sont bandés.

Justitia-Bxl

Le glaive et la balance sont les symboles des deux manières dont, selon Aristote, on peut envisager la Justice. Le glaive représente sa puissance distributrice (Justitia suum cuique tribuit) ; la balance, sa mission équilibrante (sociale). Par ailleurs, si l’on assimile Justitia à son homologue grecque, la déesse Θεμις (Thémis), le bandeau qu’elle porte sur les yeux montre son aveuglement et signifie qu’elle ne favorise personne et ignore ceux qu’elle juge (citations en italiques extraites du Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 550 et p. 104).

La Justice est universelle ; c’est pourquoi elle est ici flanquée de quatre continents, qui représentent le monde connu au XVIIè siècle.

Le mot “continent” vient du verbe latin continere qui veut dire “enfermer, contenir”.

Le poète latin Ovide, contemporain du principat d’Auguste (1er siècle), en donne une définition glorieuse dans ce distique : Gentibus est aliis tellus data limite certo :/ Romanae spatium est Urbis et orbis idem Les autres peuples ont des limites qu’ils ne doivent pas franchir ; mais l’empire romain ne finit que là où finit l’univers (Fastes, II, vers 683-684, traduction de Maurice Nisard, 1857) !

D’autre part, Les continents ont une signification symbolique, qui est liée tant à des stéréotypes culturels qu’à des expériences vécues. L’Europe n’a pas le même sens pour un Européen qui y vit que pour un Américain, qui en vient, (ou) pour un Africain qui s’en émancipe etc. Le continent symbolise un monde de représentations, de passions et de désirs (Symboles, p. 280).

Ici, les quatre continents sont illustrés par des personnages féminins, peut-être parce que leurs noms sont féminins en latin.

De quelles “passions”, de quels “désirs” ces continents sont-ils symboles ?

D’abord, à gauche quand on fait face à l’immeuble, Africa et Europa :

Deux continents : Africa et Europa

Africa, couronnée, possède une allure de guerrière au repos, une épée dans la main droite, un casque au bras gauche, et la jambe gauche dévoilée. Sous l’Empire romain, l’Afrique était un riche territoire s’étendant de la Libye à l’Atlantique — un territoire où eurent lieu des guerres dans l’Antiquité, notamment entre les Carthaginois et les Romains.

Europa, également couronnée, tient dans ses bras une corne d’abondance. Loin d’être représentée comme la princesse de la mythologie grecque, enlevée par Zeus (métamorphosé en taureau), elle ressemble ici à Cérès, déesse des moissons, ou à Flora, déesse de la Fertilité — toutes deux pourvoyeuses de nombreux produits agricoles, de civilisation et de vie, caractéristiques de ce continent.

Ensuite, à droite, Asia et America. Leurs attributs sont pour moi plus difficiles à identifier.

Asia est couronnée d’un croissant de lune, symbole de la Turquie, qui occupe ce qu’on appelait “l’Asie Mineure” au temps des Romains. C’était une région dont la richesse était surtout due au commerce — ce qui est peut-être illustré par les objets que tient la statue. Son nom dériverait du mot sémitique  Asu (“Soleil levant”).

Si les trois autres continents sont connus des Anciens, America, elle, est une figure nouvelle, également couronnée, et qui tient un long tube : instrument de musique ? bâton de commandement ? sceptre ? C’est assez mystérieux.

Son nom viendrait de celui d’Amerigo Vespucci, qui, ayant voyagé jusqu’au Brésil, écrivit un récit de son voyage intitulé Mundus novus (Un nouveau monde) car il était le premier à avoir eu conscience d’aborder non pas en Asie, mais dans un quatrième continent, inconnu jusqu’ici. En 1507 … le moine géographe Martin Waldseemüller, qui venait de lire les récits d’Amerigo Vespucci, proposa de l’appeler (le Nouveau Monde) en son honneur : America (extrait de Pour tout l’or des mots de Claude Gagnière, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 622).

Au-dessus de ces allégories se trouve une

Pondere et mensura signifie “Avec poids et mesure”.

Cette citation, qui est extraite d’un verset biblique du Livre de la Sagesse (XI, 20), caractérise d’abord le Créateur : Numero, pondere et mensura Deus omnia fecit Dieu créa tout avec nombre, poids et mesure. Mais ici elle s’applique à la Justice et définit sa façon d’agir : avec pondération.

On dit que cette devise a également été utilisée par Isaac Newton, qui l’appliquait à la Science. On la retrouve donc sur un vitrail d’un musée scientifique d’Oxford, au Royaume-Uni.

Numero, pondere et mensura-Oxford

Mais, pour en revenir à Bruxelles, les cinq statues étant de la même taille et de la même richesse, cet ensemble décoratif atteste que la Justice est au centre du monde, et que toutes les parties du monde ont une égale importance au regard du Droit. C’est une idée héritée de l’Humanisme — idée du XVIè siècle, très moderne encore !

Autre idée moderne mettant en valeur les continents — cinq maintenant avec l’Océanie — c’est celle dont témoigne une banque française située à Paris.

Au bout de la rue Rougemont, perpendiculaire à la rue Bergère, dans le 9è arrondissement (métro “Grands Boulevards”), se trouve le bâtiment que voici :

Cet immeuble porte cinq allégories des continents, non pas des statues, mais des médaillons : Oceania, America, Europa, Asia et Africa.

Pourquoi ?

La réponse se trouve dans un ouvrage intitulé Paris en latin. Legenda est Lutetia (par L. Gauthier et J. Zorlu, édition Parigramme, 2014, p. 135-136), qui raconte l’histoire du Comptoir National d’Escompte de Paris, installé à cet endroit en 1851.

Le Second Empire veut favoriser les investissements capitalistes et en 1853 un décret impérial accorde l’autonomie aux banques. Dès 1860, … on perçoit que le monde propose des richesses immenses, mines, exploitation des hommes, commerce libre. La banque ouvre des agences dans le monde entier : Calcutta, Bombay, Shanghai, Hong Kong, puis Londres, Yokohama, Alexandrie, mais aussi dans les colonies : La Réunion, Saigon.

L’immeuble initial a été reconstruit et a changé de nom, devenant Banque Nationale de Paris, puis BNP Paribas.

Il est achevé sous sa forme actuelle en 1913. Des artistes réputés le décorent de statues, vitraux, dômes, verrières ; les somptueuses mosaïques qui ornent les médaillons de la façade, le hall, l’escalier d’honneur et l’ensemble de l’hôtel sont dues à Gian Domenico Facchina (qui a déjà œuvré au Petit Palais et à l’Opéra)… Les visages représentés au fronton figuraient donc les promesses d’enrichissement pour les clients européens, tout en mettant sur le même rang les autres continents (ibidem).

De même que les allégories bruxelloises, ces mosaïques parisiennes rappellent que la Justice et la Finance ne sont pas que des abstractions. Elles concernent, en effet, les êtres humains, quel que soit le continent où ils vivent.

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