En visitant le Musée Walters à Baltimore (États-Unis), je suis “tombée” sur ce tableau (en couverture) du peintre italien Giovanni Paolo PANINI (c. 1691-1765) qui représente Alexandre le Grand devant le tombeau d’Achille — tableau baroque datant de 1718-1719.
J’ai eu une impression de déjà-vu. En effet, il m’a rappelé le tableau de l’artiste français Hubert ROBERT qui traite du même sujet, et que je me propose d’expliquer.
Ci-dessous, à gauche, Panini ; à droite, H. Robert :
1. Le peintre : Hubert ROBERT, peintre, graveur, dessinateur, décorateur et paysagiste français (né et mort à Paris ; 1733-1808).
Dans sa biographie romancée du peintre Fragonard, qui le rencontre à l’Académie de France à Rome en 1757 et se lie d’amitié avec lui, Sophie Chauveau décrit ainsi Hubert Robert : une espèce de colosse … cultivé, lettré et même latiniste, il est ici comme ailleurs reçu par tous les gens importants.
À Rome, où il a vécu onze ans, Hubert Robert a découvert les œuvres de Giovanni Paolo PANINI et il en est le plus fidèle disciple, selon L’Histoire de la peinture pour les Nuls. Comme l’Italien, le Français s’intéresse aux paysages et crée une atmosphère en y intégrant des ruines. D’où son surnom de Robert des ruines. Plus tard, on a pu dire que ses œuvres, empreintes de mélancolie, témoignaient d’une sensibilité préromantique.
Il devient Conservateur des collections du Louvre, lorsque celui-ci est transformé en musée.
2. L’œuvre : Alexandre le Grand devant le tombeau d’Achille, c. 1756, Huile sur toile, 73 cm x 91 cm, Musée du Louvre, Paris, France.
3. Le Mouvement : Néoclassicisme (retour à l’Antiquité).
4. Genre ou catégorie : Paysage allégorique.
5. Thème : Historique et littéraire.
Hubert Robert a représenté une scène de la vie d’Alexandre le Grand, lors de son expédition vers l’Asie. Ce même sujet a été traité par G.P. Panini. Les deux tableaux s’inspirent d’une phrase de l’historien latin Quinte-Curce : Alexandre, considérant les ruines de la ville de Troie, honore le tombeau d’Achille et y met dessus une couronne.
Un manuel de latin de Seconde dit que Alexandre modelait sa conduite sur celle des héros d’Homère. Grâce à son précepteur Aristote, il avait découvert la culture grecque et vouait un véritable culte aux héros homériques qu’il voulait égaler, et, en particulier, Achille, dont il prétendait être le descendant (sa mère, Olympias, était la fille du roi des Molosses, en Épire, pays d’Achille). Il se rendit ainsi à Troie et fit des sacrifices sur les tombes des divers héros. En cela il contribua lui-même à l’élaboration de son mythe de demi-dieu.
6. Bibliographie : Pour la biographie: Dictionnaire Robert des Noms propres ; L’Histoire de la peinture pour les Nuls (p. 203) First Éditions ; Fragonard ou l’invention du bonheur de Sophie Chauveau (p. 118-119), coll. Folio, 2013. Pour le thème : Manuel de Latin de 2de, éditions Les Belles Lettres Hatier (p. 23), 2008. Pour l’analyse symbolique : Dictionnaire de l’Antiquité et Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont).
7. Analyse iconographique :
La scène est vue par le spectateur en légère contre-plongée, ce qui grandit personnages et monuments et donne à l’ensemble un caractère théâtral. Elle se situe dans un paysage qui abolit le temps en présentant simultanément un site de monuments anciens, un chantier archéologique et le cadre d’une pastorale (idylle de bergers dans un paysage rural).
Le premier plan, dans l’ombre, contient un entassement de rochers. À gauche, on voit les vestiges d’un escalier au sommet duquel se trouve une statue colossale. En bas, au centre, des rochers extraits de la terre. À droite, un groupe de trois hommes ouvrant le couvercle d’un monument en pierre circulaire, qui passe pour être le tombeau d’Achille, d’après le titre de la toile.
Au second plan, à droite, un personnage vêtu de rouge se détache : c’est Alexandre le Grand, d’après le titre encore, dans un groupe de trois hommes venus voir les autres ouvrir le tombeau. Tandis qu’au centre, on distingue un homme et une femme assis, rapprochés avec intimité, paysans ou bergers amoureux, comme dans une pastorale.
À l’arrière-plan, du plus proche au plus lointain et de droite à gauche, s’élèvent un temple à colonnes aux chapiteaux ioniques, puis, sur un tertre, une pyramide et, derrière, un autre temple dont il subsiste quelques colonnes de style dorique soutenant une architrave endommagée. Devant la pyramide, un autre groupe de personnages.
L’azur du ciel est chargé de nuages blancs et gris, qui procurent un effet dramatique.
8. Analyse chromatique :
Ici, la seule couleur symbolique est le rouge du vêtement et du plumet du casque d’Alexandre, habillé (anachroniquement) d’un paludamentum (manteau-cape) pourpre comme un imperator romain de l’époque antique, mais aussi d’une cuirasse de métal doré comme en portaient les monarques italiens de la Renaissance.
Ces éléments symboles de pouvoir sont devenus des conventions picturales, au moins jusqu’au XIXè siècle inclus. Par ailleurs, l’éclat de ces couleurs attire l’œil du spectateur, qui reconnaît ainsi le personnage le plus important du tableau.
9. Analyse symbolique :
Les éléments architecturaux du tableau ont pour fonction de montrer le temps qui s’est écoulé entre la “mort” d’Achille (lors de la Guerre de Troie, censée avoir eu lieu au début du XIIè siècle avant notre ère, mais l’Iliade d’Homère daterait du VIIIè siècle avant notre ère) et la visite d’Alexandre, qui a commencé sa conquête de l’Asie Mineure et s’est rendu sur le site de Troie vers 334 avant notre ère. Donc quatre à huit siècles se seraient écoulés entre ces deux événements !
C’est pourquoi l’on voit les colonnes de style dorique et de style ionique côtoyer une pyramide, symbolisant le tertre dont le corps des défunts était recouvert, mais aussi l’existence, la vie elle-même ! La pyramide est, en effet, une représentation de l’ascension ; ici elle manifeste la gloire montante d’Alexandre, alors au début de ses conquêtes.
Tous ces édifices symbolisent la grandeur des civilisations passées, capables d’ériger de tels monuments liés à la religion, à la royauté ou à la mort. Mais ces monuments partiellement détruits rappellent aussi que toutes les civilisations sont périssables.
En dernier lieu, on peut mentionner le goût d’Hubert Robert pour les tableaux de Panini et pour les ruines.
Le bouclier rond tenu par un homme placé près d’Alexandre fait penser au bouclier d’Achille, arme prodigieuse dont la description occupe le chant XVIII de l’Iliade. Achille avait un caractère passionné et brutal. Lorsqu’il était en colère, il n’épargnait personne. Mais il fit preuve d’un grand dévouement à l’égard de son ami Patrocle, et il savait, par la prédiction d’un oracle, que sa vie devait finir en combattant à Troie.
Alexandre s’identifiait naturellement à Achille, héros de fiction. Et il venait l’honorer sur le site de Troie pour montrer qu’il ambitionnait d’être un autre Achille.
On peut remarquer que dans le tableau de Panini c’est le couvercle d’un sarcophage en pierre que soulèvent les ouvriers — ce qui accrédite l’idée d’inhumation d’un défunt réel.
10. Charpente et composition :
Un triangle isocèle englobe la pyramide et les personnages importants. Le sommet de ce triangle se trouve au milieu du bord supérieur de la toile.
D’autre part, des verticales marquent les étapes et monuments importants : le long de la statue et des colonnes des temples.
Alexandre est situé à droite, côté progressif, comme il sied à un personnage qui a l’avenir devant lui pour devenir un héros.
11. Style et synthèse :
Les ressemblances entre les deux œuvres sont un hommage de Hubert Robert à Panini, et non un “plagiat” quelque trente ans après. Cette notion n’existe alors pas avec son sens péjoratif actuel. Car les mêmes thèmes (sujets de concours nationaux) sont traités par les peintres. Il n’est que de voir, par exemple, la multitude des versions de L’Enlèvement d’Europe.
L’admiration envers l’Antiquité a même donné la Doctrine de l’Imitation, en littérature, dont se prévalent, entre autres, Racine et La Fontaine ainsi que les Classiques (tenants des Anciens) qui s’inspirent, voire traduisent largement, des auteurs gréco-latins. Ainsi, imiter, c’est rendre hommage.
Plusieurs époques coexistent dans la toile d’Hubert Robert, selon la façon dont il voit le monde, notamment l’Italie et les paysages marqués par l’empreinte des Romains. Dans ses tableaux, le petit monde populaire et moderne des ouvriers, bergers et soldats travaille à côté de sites grandioses du passé : l’harmonie relie l’homme présent, passé et futur.