Une “nature morte” est un genre pictural inventé par l’Italien le Caravage (à la fin du XVIè siècle). Considéré comme mineur, ce genre met en scène principalement des êtres inanimés, tels que fruits, légumes et animaux morts, selon la définition trouvée dans L’Histoire de la peinture pour les Nuls (p. 485).
Un autre peintre italien, Evaristo Baschenis, a illustré la nature morte et l’a renouvelée quelque peu en produisant plusieurs œuvres de ce genre, notamment différentes versions de la Nature morte aux instruments de musique.
J’en ai vu un exemplaire au Musée des Beaux Arts occidentaux à Tokyo, en 2017, et j’en propose ici une explication personnelle.
Le peintre : Evaristo Baschenis est né à Bergame (en Lombardie, Italie du Nord) en 1617 et il y est mort en 1677. On a peu d’informations sur sa vie. Issu d’une famille d’artistes, il fut à la fois prêtre, musicien et peintre. Il choisit de ne peindre presque que des natures mortes — genre très pratiqué alors en Lombardie où le Caravage l’avait créé — et ses sujets de prédilection étaient les instruments de musique. Evaristo Baschenis est contemporain du peintre hollandais Edwaert Collier, lui-même spécialiste des natures mortes, qui portent en elles une signification morale en étant souvent des “Vanités“.
L’œuvre : Nature morte aux instruments de musique, huile sur toile datant de la fin des années 1660, Musée des Beaux Arts occidentaux, Tokyo, Japon (acquisition de ce tableau en 2015).
Mouvement : Baroque. Né à Rome de la Contre-Réforme, c’est-à-dire en réaction à la Réforme protestante, à la fin du XVIè siècle, l’art baroque règne sur l’Europe aux XVIIè et XVIIIè siècles. Il privilégie la sensibilité sur le raisonnement, notamment par le goût du trompe-l’œil, les jeux de perspective et l’agitation des draperies en peinture (L’histoire de la peinture pour les Nuls, p. 475).
Genre ou catégorie : Nature morte.
Bibliographie : Notice du musée de Tokyo, L’Histoire de la peinture pour les Nuls (éd. First, 2009), Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont).
Thème : Philosophique, religieux et artistique.
Analyse iconographique : Dans un décor rendu théâtral par la présence en haut à droite d’une lourde draperie noire et rouge retenue par une embrasse où pend un gland noir, apparaît au premier plan une table couverte d’objets.
Sur la table recouverte d’une nappe damassée rouge les objets ne sont pas disposés au hasard, mais arrangés de façon à former une sorte d’éventail.
On voit, au premier plan, un luth placé sur une partition musicale dont les coins sont cornés — signe que ces feuillets ont souvent été utilisés. Le luth est recouvert de poussière et porte des traces de doigts : quel remarquable trompe-l’œil !
Au second plan, de gauche à droite, il y a des livres, un autre luth et une épinette (ou clavecin) sur le dessus de laquelle on voit d’autres partitions feuilletées ainsi qu’un violon.
La lumière qui éclaire la scène semble provenir de la droite du lieu où se trouve la personne qui regarde le tableau. On voit des reflets en taches claires sur les luths, et des ombres sur la nappe.
Ces différents plans et l’accumulation d’objets créent une perspective et donnent une impression de profondeur.
Analyse chromatique :
L’influence du Caravage, inventeur du clair-obscur et de la nature morte, se fait sentir sur cette œuvre de Baschenis, où le noir fait ressortir le rouge, le blanc et le camaïeu de marron/brun des instruments. Pour illustrer le choc sur les esprits que cause son travail (celui du Caravage) sur la lumière, les Romains racontent que l’artiste a peint les murs de son atelier en noir et que la lumière passe par une petite ouverture dans le plafond en confondant sans doute “camera obscura” et clair-obscur (Pour les Nuls, p. 136). Ce procédé a eu pour conséquence de mettre en valeur certains personnages de ses tableaux.
Le noir de la nature morte de Baschenis sert de repoussoir, donc met en valeur ce qui est représenté. Cette couleur possède un symbolisme très vaste. Mais on peut en retenir ici que le noir devient la couleur du renoncement à la vanité de ce monde … marquant la mélancolie, le pessimisme, l’affliction ou le malheur (Symboles, p. 671-674). De fait, la tonalité de la toile est mélancolique.
Le rouge de la nappe exalte ici les objets qui le recouvrent. Ce rouge est le symbole fondamental du principe de vie, avec sa force, sa puissance et son éclat. Cependant cette couleur est ambivalente et elle peut aussi, quand il s’agit d’un rouge sombre, revêtir une signification funéraire (Symboles, p. 831 sq.).
Analyse symbolique :
Les instruments de musique (luths, épinette et violon) ainsi que les partitions musicales n’ont pas de symbolique individuelle. Mais la musique elle-même a une origine sacrée. On attribue généralement chez les Grecs l’invention de la musique à Apollon, à Cadmus, à Orphée … Le recours à la musique, avec ses timbres, ses tonalités, ses rythmes, ses instruments divers, est un des moyens de s’associer à la plénitude de la vie cosmique. Dans toutes les civilisations, les actes les plus intenses de la vie sociale ou personnelle sont scandés de manifestations, dans lesquelles la musique joue un rôle médiateur pour élargir les communications jusqu’aux limites du divin … Si la musique est la science … de la mesure, on conçoit qu’elle commande à l’ordre du cosmos, à l’ordre humain, à l’ordre instrumental. Elle sera l’art d’atteindre la perfection (Symboles, p. 654-655).
Les livres : Il serait banal de dire que le livre est le symbole de la science et de la sagesse : ce qu’il est effectivement … Le livre est surtout, si nous nous élevons d’un degré, le symbole de l’univers … Si l’univers est un livre, c’est que le livre est la Révélation … (Symboles, p. 579).
Intrinsèquement, ces symboles sont positifs. Cependant, dans la mesure où le peintre était également prêtre, on peut faire une autre lecture, chrétienne et morale, des mêmes objets. Dans ce cas, les livres symboliseraient la vanité du savoir, et les instruments de musique la vanité des plaisirs. L’ensemble évoquerait donc la vanité des biens terrestres.
Composition et style :
Les lignes de construction montrent la disposition en éventail des divers objets placés sur la table.
Baschenis peint avec minutie (par exemple, les partitions portent une écriture musicale réaliste) et virtuosité. Il maîtrise la perspective et le trompe-l’œil — critères éminemment baroques. Les draperies ne montrent pas d’agitation, mais leur présence (que ce soit la nappe ou les rideaux) crée un cadre qui met en valeur l’étalage des objets.
Synthèse :
En regardant ce tableau, on a l’impression d’avoir pénétré dans la maison d’un riche amateur de musique et de lecture, où, pour une raison inconnue, des objets précieux comme les instruments de musique ont été laissés en plan il y a quelque temps. Que s’est-il passé ?
Le nom anglais de la nature morte est still life, qui signifie littéralement “vie silencieuse, vie tranquille”. Devant la toile de Baschenis, s’il n’y a pas de “mort” à proprement parler, on ressent plutôt de la mélancolie devant ces objets abandonnés. On ne peut savoir ce qu’est ou ce que sont devenus leur(s) propriétaire(s), mais on perçoit les effets du passage du temps. Cela invite à une réflexion sur la vie.
Qu’on l’appelle “nature morte” ou “vanité”, ce type d’œuvre, fréquente en Europe aux XVIIè et XVIIIè siècles, a toujours actuellement une résonance philosophique — ainsi qu’en témoigne une exposition qui se tient à Lyon du 27 novembre 2021 au 7 mai 2022.
Merci Catherine pour cette analyse fine et personnelle de ce tableau..
Quel plaisir de lire l’analyse de cette « nature morte ». Merci Catherine !