À Rome, le mois de mars n’était pas seulement consacré à Mars, dieu de la Guerre, mais aussi à Bacchus, dieu du Vin, époux d’Ariane. La première rencontre entre Bacchus et Ariane a été représentée par plusieurs peintres italiens (notamment Titien et Tintoret, au XVIè siècle) et par le Français Le Nain (au XVIIè siècle).
Au XIXè siècle, une autre version de Bacchus et Ariane est peinte par le baron Gros ; ce tableau est exposé au Musée des Beaux-Arts d’Ottawa. J’en propose une explication personnelle.
1. Le peintre : Antoine Jean GROS, né en 1771 à Paris, est le fils d’un dessinateur et miniaturiste. Initié au dessin par son père, il entre en 1785 (âgé de 14 ans) dans l’atelier de Jacques Louis DAVID, qu’il admire, puis, un peu plus tard, à l’Académie. Il échoue au concours du Prix de Rome en 1792, mais, pour fuir la Révolution, part en Italie en 1793. Il y restera huit ans. D’une part, il est influencé par les chefs-d’œuvre de la peinture italienne, d’autre part, il y gagne la protection de Joséphine de Beauharnais, qui le présente à Bonaparte. Ayant suivi les campagnes d’Italie, A-J Gros devient le peintre officiel de Napoléon Ier et contribue, par ses toiles traitant d’événements historiques contemporains, à forger le mythe de l’épopée napoléonienne : Bonaparte au pont d’Arcole (1796), La Bataille d’Aboukir (1806), Le Champ de bataille d’Eylau (1808) etc. Il reçoit la Légion d’honneur et fait des portraits des généraux et hauts personnages de l’Empire. Après la chute de Napoléon, sous la Restauration, il s’adapte au nouveau régime et peint le roi Louis XVIII (1817) ainsi que la coupole du Panthéon. Il est fait baron par Charles X. Rentré d’exil, le peintre David reprend l’atelier qu’il avait confié à Gros — lequel revient alors à des sujets empruntés à l’Antiquité. C’est lors de cette période qu’il peint Bacchus et Ariane. Sa position officielle lui ayant valu jalousies et critiques, sa façon de peindre ayant suscité incompréhension et échecs, il finit par se suicider en se jetant dans la Seine, en 1835.
2. L’œuvre : Bacchus et Ariane, c. 1821, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts, Ottawa, Canada.
3. Le Mouvement : Compte tenu de sa date d’exécution, c’est une œuvre romantique. Cependant, bien qu’il ait été admiré par les jeunes romantiques pour ses toiles aux caractères nouveaux (riches coloris, mouvements fougueux, héroïsation de personnages historiques, goût du pittoresque etc.), le baron Gros souhaitait s’inscrire dans la tradition classique. Par ailleurs, même s’il admirait David, et que, par fidélité à ce maître, il réalisa des peintures à sujet antique, il avait peu de goût pour le néoclassicisme — dont, pourtant, cette toile semble se réclamer.
4. Le Genre (ou catégorie) : Scène de genre.
5. Le Thème : mythologique et littéraire.
C’est une représentation du mythe d’Ariane, princesse de Crète enlevée par Thésée après sa victoire sur le Minotaure. Tombée amoureuse de lui au premier regard, elle l’a aidé, grâce à une pelote de fil, à sortir du Labyrinthe. Puis, s’étant enfuie (en emmenant sa jeune sœur, Phèdre) avec Thésée pour échapper à la colère de son père, le roi Minos, Ariane est abandonnée sur l’île de Dia (Naxos) pendant son sommeil. Certains auteurs disent que Thésée fut infidèle (d’ailleurs, il épousa Phèdre), d’autres qu’il fut soumis aux ordres des dieux qui avaient d’autres vues sur Ariane. En effet, elle fut consolée et glorifiée par le dieu Bacchus, qui l’épousa.
L’histoire de Bacchus et Ariane est le thème de nombreuses œuvres artistiques (littérature, peinture, musique).
6. Bibliographie : le Dictionnaire Robert des Noms Propres et L’Histoire de la peinture pour les Nuls, éd. First (pour la biographie) ; le Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, éd. Nathan et le Dictionnaire des Symboles, collection Bouquins (pour les analyses) ; la notice du Musée.
7. Analyse iconographique :
Comme l’indique le titre, le peintre met en scène Bacchus et Ariane, personnages qui sont placés l’une au premier plan, l’autre en léger retrait, derrière elle. L’action se situe dans la nature, sur une plage boisée, par beau temps, avec un bon petit vent qui gonfle le voile blanc de la jeune femme.
Ariane, la tête penchée, les yeux pleins de larmes, désigne de la main droite un bateau aux voiles sombres qui s’éloigne. C’est celui de Thésée.
En même temps, le corps appuyé sur Bacchus, elle tient dans sa main gauche une couronne décorée d’étoiles (anticipation de son futur destin).
Bacchus (nom romain du dieu grec Dionysos), arrivé sur son char tiré par des panthères (on en distingue une ci-dessus derrière son coude) et fasciné par la beauté d’Ariane, lui apporte du réconfort — ce que le peintre illustre en le montrant penché vers elle et l’entourant de ses bras.
Ariane semble à la fois émue (visage) et sereine, voire détendue (pose alanguie). Le spectateur est interpellé par son regard qui le prend à témoin de ce qu’elle est en train de vivre.
8. Analyse symbolique :
Ariane :
Le peintre s’est inspiré de la description qu’en fait le poète latin Catulle au Ier siècle avant notre ère dans quelques vers du poème LXIV (64) consacré au mariage de Thétis et de Pélée. Ariane, le cœur gros des fureurs d’un amour indomptable, des rivages de Dia aux flots retentissants regarde s’éloigner Thésée avec sa flotte rapide. Elle le voit, mais à peine échappée au sommeil, elle n’en peut croire ses yeux, malheureuse laissée seule sur une plage déserte … les yeux baignés de larmes, elle le voit … Plus de bandeau, dont le tissu subtil retienne ses blonds cheveux ; plus de voile léger qui couvre sa gorge nue … elle s’est dépouillée de tous ses ornements (Épithalame de Pélée et de Thétis, traduction de Maurice Rat, 1931).
Seules les larmes, symbole de la douleur (Dictionnaire des Symboles, p. 563), rappellent ici que la situation d’Ariane abandonnée était pathétique.
La jeune femme possède les critères qui caractérisent la représentation des Grecs dans la Peinture : nez droit, cheveux bouclés et nudité.
Ses cheveux blonds sont un attribut traditionnel, dans la Littérature, de la beauté et, en tant que couleur solaire, de la maturité : Chez les Anciens, dieux, déesses, héros ont été blonds (ibid., p. 132). Mais, contrairement à ce qu’écrit Catulle, Ariane porte ici un bandeau et sa chevelure est savamment coiffée — ce qui est la marque d’une femme pudique et/ou mariée. En effet, l’amour qu’elle a inspiré immédiatement à Bacchus amène celui-ci à lui proposer le mariage. Ariane, coiffée, apparaît donc sur cette toile comme étant loin de Thésée et désormais liée à Bacchus. De cette union divine (hiérogamie) naîtront plusieurs enfants. Car Bacchus l’emmène sur l’Olympe, où il lui offre un diadème d’or, œuvre d’Héphaïstos ; ce diadème deviendra par la suite une constellation (Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, p. 45).
La Couronne d’Ariane est décrite par le poète Ovide (Ier siècle) au Livre VIII des Métamorphoses : Ariane était restée seule, exhalant mille plaintes, lorsque Liber vint la prendre dans ses bras et lui porta secours ; voulant répandre sur elle l’éclat d’un astre impérissable, il détacha la couronne dont elle parait son front et l’envoya au ciel. Celle-ci vole à travers les airs subtils ; dans son vol ses pierreries deviennent des étoiles aux feux étincelants, qui se fixent au firmament ; mais elles ont gardé la forme d’une couronne (traduction de Georges Lafaye, 1925-30).
Cette constellation de l’hémisphère Nord est située près des Ourses.
Bacchus :
Fils de Zeus/Jupiter et de la mortelle Sémélé, c’est un demi-dieu qui deviendra dieu juste avant sa rencontre avec Ariane. Appelé Dionysos en Grèce, Bacchus ou Liber (le Libérateur) à Rome, c’est un personnage à la fois aimé et craint. Dieu de l’exubérance de la nature, et tout spécialement de la vigne, il provoque l’ivresse, l’inspiration débridée et le délire mystique. Se déplaçant sur un char traîné de panthères, orné de pampres et de lierre, … il symbolise l’ambivalence du vin, à la fois remède et drogue aux effets redoutables … il est aussi le dieu du Théâtre (Dictionnaire culturel, p. 88).
Sur cette toile, Bacchus et Ariane possèdent tous deux un profil grec et des cheveux blonds bouclés. La tête du dieu est ceinte d’un bandeau où se mêlent feuilles de vigne et raisins. Dans sa main droite, il tient l’attribut de sa puissance : le thyrse (cf. flèches).
Qu’est-ce qu’un thyrse ?, écrit le poète Baudelaire. Selon le sens moral et poétique, c’est un emblème sacerdotal dans la main des prêtres ou des prêtresses célébrant la divinité dont ils sont les interprètes et les serviteurs. Mais physiquement ce n’est qu’un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que toutes ces corolles délicates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exécutent un mystique fandango autour du bâton hiératique ? (Petits Poèmes en prose, poème XXXII, dédié à Franz Liszt, 1869).
Le baron Gros représente ici le thyrse de Bacchus comme un long bâton doré simplement surmonté d’une grenade, symbole de fécondité et de postérité nombreuse (Symboles, p. 484).
9. Analyse chromatique :
Le jaune du tissu qui couvre le bas du corps d’Ariane était la couleur de la mariée dans la Rome antique. De plus, c’est une couleur d’essence divine (Symboles, p. 535).
Quant au blanc de la draperie sur laquelle Ariane est assise, et qui enveloppe sa tête comme un voile, c’est une couleur de passage, au sens auquel on parle de rites de passage : et il est justement la couleur privilégiée de ces rites, par lesquels s’opèrent les mutations de l’être … C’est la couleur de la pureté, couleur neutre, passive, montrant seulement que rien encore n’a été accompli : tel est bien le sens initial de la blancheur virginale (ibid., p. 125-128).
Il pourrait aussi être la couleur d’un voile de mariée (moderne).
Le rouge du vêtement drapé sur Bacchus est une image d’ardeur et de beauté, de force impulsive et généreuse, de jeunesse, de santé, de richesse, d’Éros libre et triomphant (ibid., p. 832).
Pour ce qui concerne le rouge de ses joues, peut-on l’attribuer à une légère ivresse ?
Enfin, Bacchus et Ariane ont une couleur de peau qui diffère : elle, une princesse jusque là enfermée dans le palais de Cnossos, en Crète, a la peau claire, presque blanche ; lui, un dieu qui voyage beaucoup et vit au grand air, est un peu plus foncé. C’est, traditionnellement, la façon dont on distingue homme et femme sur les fresques de l’Antiquité (par exemple, Sophonibe et Masinissa).
10. Composition, style et synthèse :
Le peintre a représenté sur le même tableau, qui se déchiffre de gauche à droite, le passé, le présent et l’avenir d’Ariane (j’ai tracé des traits pour le séparer en trois parties).
En effet, en haut à gauche — côté régressif — se trouve le bateau de Thésée qui s’est éloigné. Il n’est plus dans la vie d’Ariane. Ses voiles noires sont le symbole du malheur qui frappera Thésée, lorsque son père, le roi Égée, se jettera dans la mer, croyant que son fils a été vaincu par le Minotaure (alors qu’il a oublié de changer les voiles noires pour des blanches).
Au centre, et occupant la plus grande partie de la toile, Ariane, amante trahie, mais consciente de ses charmes, accepte la sollicitude présente de Bacchus qui la soutient et la console.
En bas à droite — côté progressif — on aperçoit la couronne que recevra Ariane lors de son mariage à venir, et qui deviendra une constellation (elle est déjà incrustée d’étoiles).
Le style adhère à la narration. Cependant, le tableau Bacchus et Ariane diffère du style habituel du baron Gros ; c’est pourquoi, sans doute, il est peu connu. Mais on peut déceler l’admiration qu’avait l’artiste pour le peintre Rubens, dans la représentation d’une beauté féminine épanouie.
Bacchus et Ariane sont des noms qui résonnent encore dans notre monde moderne.
L’expression le fil d’Ariane s’emploie pour désigner le moyen de parvenir à la solution d’un problème complexe. Ainsi s’explique le nom du programme spatial européen, devenu celui de la fusée Ariane. Ses concepteurs, en 1972, hésitaient entre plusieurs noms mythologiques : Pénélope, Phénix, Prométhée ; finalement, ils leur préférèrent Ariane, parce que ce projet permettait de sortir enfin du labyrinthe d’erreurs et de négociations dans lequel l’Europe spatiale se trouvait prise (Dictionnaire culturel, p. 45).
Quant au nom de Bacchus, il évoque toujours irrésistiblement le Vin … comme en témoigne, par exemple, cette enseigne d’un bistrot français !