Le premier jour de mars 2016 est un mardi.
Étymologiquement, c’est une sorte de pléonasme : le mois et le jour (mardi = Martis dies, jour de Mars) portent tous deux le nom du dieu latin !
Dieu de la Guerre, assimilé au dieu grec Arès, Mars était aussi le dieu de l’agriculture et, en tant que père de Romulus, le dieu “ancestral” des Romains de l’Antiquité.
Sa double fonction, guerrière et productrice, semble contradictoire. C’est pourtant un dieu civilisateur.
Et on en a une image intéressante, presque inédite, dans un tableau d’Antonius Claeissens, que j’ai vu au Musée Groeninge de Bruges et dont je propose quelques éléments d’explication.
1. Le peintre : Je n’ai trouvé que très peu de choses à son sujet. Né et mort à Bruges (c. 1536-1613), Antoon ou Antonius Claeissens (ou Claessens) est un peintre flamand, qui a été élève de Pieter Pourbus. Il a été un membre actif de la Guilde de St-Luc. Spécialiste de sujets historiques et allégoriques, il aurait fait ce tableau pour l’Hôtel de Ville de Bruges.
2. L’œuvre : Mars, entouré des Arts et Sciences, vainc l’Ignorance, 1605, huile sur toile, Musée Groeninge, Bruges, Belgique.
3. Classification : Époque baroque, avec influence du Maniérisme de la Renaissance italienne. Marqué par l’apparition de grands maîtres comme Rubens en Belgique, ou Vermeer et Rembrandt dans les Pays-Bas, le XVIIè siècle est le plus fécond de l’Europe du Nord. La peinture à l’huile, inventée par le flamand Jan van Eyck (XVè s.), trouve son épanouissement au XVIIè siècle.
4. Genre ou catégorie : Allégorie. Une allégorie (en peinture) est une forme picturale où le personnage peint représente une entité abstraite ou une idée générale.
5. Bibliographie : L’Histoire de la peinture pour les Nuls (p. 177, pour les citations dans la Classification et le Genre/catégorie) ; Le Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (pour les citations dans les analyses symbolique et chromatique).
6. Le Thème : Mythologique et historique.
À l’époque où ce tableau est exécuté, Bruges et les Pays-Bas méridionaux sont encore sous domination espagnole. En effet, Charles-Quint a transmis son vaste empire, qui inclut les Pays-Bas, à son fils, Philippe II d’Espagne, en 1555. Les personnages sur la toile sont représentés “à l’antique”, mais avec des costumes contemporains du peintre — qui semble rendre ici hommage aux valeurs civilisatrices d’un souverain conquérant.
7. Analyse iconographique :
La scène présente douze personnages, qui occupent la majorité de l’espace : trois hommes, huit femmes et un “enfant”.
Au centre, debout, un chef d’armée barbu, habillé à la romaine d’une cuirasse et d’un manteau rouges, avec un casque au plumet rouge et des sandales à jambières, tient une corde à laquelle il fait des nœuds, tout en regardant vers le personnage couché à ses pieds — qu’il maîtrise en posant le pied sur son corps nu. D’après le titre de l’œuvre, on peut ici identifier le dieu Mars debout, et l’Ignorance (ici un être masculin qui semble avoir de longues oreilles d’âne !) à terre, vaincue.
Au-dessus de Mars vole un jeune garçon ailé, vêtu d’une tunique rouge et tenant une palme dans sa main droite. Avec sa main gauche, il maintient une couronne de feuillage au-dessus du casque de Mars. Avec ses attributs, il personnifie la Victoire (Νικη, Nikê) antique — telle celle qu’on trouve sur ce sarcophage antique :
De part et d’autre du dieu, on distingue des jeunes femmes aux larges fronts et aux cheveux blonds soigneusement coiffés et parés.
À droite (en faisant face à la toile), trois femmes. Celle qui se trouve à l’extrême-droite, debout et marchant, regarde le spectateur et le fait “entrer” dans le tableau, exigeant de lui son attention et l’invitant à se joindre à eux ! Son vêtement est composite : longue robe et cape rouge clair, avec cuirasse légère et jambières. Un soldat barbu, portant jambières, tunique bleue et métallique, casque cuivré, se tient derrière elle : il veut l’accompagner ou la protéger (il met sa main sur son épaule). La jeune femme tient dans sa main gauche une palette de peintre et une baguette. Des deux autres femmes assises à côté d’elle, l’une joue de plusieurs instruments de musique (flûte, luth), les yeux baissés sur une partition, et l’autre semble écrire ou graver sur un petit support. Toutes les trois incarnent les Arts : la peinture, la musique et la littérature ou la gravure.
À gauche, cinq femmes, deux assises et les autres debout, également habillées de longues robes brodées, rouges ou bleues. Chacune tient un objet symbolisant les Sciences : une sphère armillaire, un caducée, un compas et un globe terrestre, un oiseau, un grand “cahier” ou livre blanc et une plume pour y écrire. Elles incarnent la géographie, la médecine, l’astronomie, la littérature (ou les mathématiques).
Le décor où évoluent les personnages montre une ville fortifiée, avec des tours crénelées et de hauts clochers d’églises, dans le lointain, à droite. La présence de l’eau (canal ou mer, pont de bois) rappelle la ville natale du peintre : Bruges et son canal du Dijver. Du côté gauche, on voit d’abord des maisons, puis les contours flous de collines ou d’édifices dans des îlots de verdure entourés d’eau.
Le ciel est nuageux ; il y a du vent (mouvements de la cape de Mars et de la robe de la femme à droite), mais il fait doux (vêtements légers et sans manches).
8. Analyse symbolique :
La corde : tenus par le dieu Mars, pour maîtriser son captif, les liens symbolisent une fonction royale. De plus, la corde relève, de façon générale, de la symbolique de l’ascension. Nouée, elle symbolise toute forme de lien et possède des vertus secrètes ou magiques (Symboles, p. 287-288).
La sphère armillaire : ce globe formé de cercles représente le ciel et les astres. C’est un symbole de l’ancienne astronomie.
Le compas : c’est un emblème de la géométrie, de l’astronomie (et de la Muse Uranie qui la personnifie), de l’architecture et de la géographie, pour cette raison qu’il est l’instrument de la mesure, et particulièrement des rapports (Symboles, p. 274).
La couronne de feuillage (sans doute des lauriers) : c’est un signe de consécration aux dieux. Habituellement, c’est plutôt l’apanage d’Apollon, qui est, de plus, entouré des Muses — comme Mars l’est ici des Arts et Sciences. Elle est le symbole de la lumière intérieure qui éclaire l’âme de celui qui a triomphé dans un combat spirituel ; elle est aussi la marque de l’athlète victorieux dans les jeux et les combats du stade ou de l’armée. Quant à la palme, elle récompense également le vainqueur (de là vient le mot “palmarès“).
L’oiseau symbolise les états spirituels.
Les canons de la beauté grecque en peinture sont présents dans ce tableau : cheveux blonds et bouclés, nez droits, pied grec avec le deuxième orteil plus long que le premier.
9. Analyse chromatique :
Le rouge : il est prédominant dans ce tableau. Incarnant la fougue et l’ardeur, c’est une couleur guerrière, donc elle sied à Mars (ne pas oublier que la planète Mars a été nommée ainsi en raison de sa couleur rougeâtre). De plus, un rouge somptueux, plus mûr et légèrement violacé, devient l’emblème du pouvoir, qui bien vite s’en réserve l’exclusif usage. C’est la pourpre : cette variété de rouge était à Rome la couleur des généraux, de la noblesse, des patriciens : elle devint par conséquent celle des Empereurs. C’est une teinte à la fois positive et négative : elle porte en elle les deux plus profondes pulsions humaines : action et passion, libération et oppression (Symboles, p. 831-833).
Le blond des cheveux : Chez les anciens, dieux, déesses, héros, ont été blonds … car cette couleur symbolise les forces psychiques émanées de la divinité (ibid. p. 132).
Le bleu : porteur de multiples significations, le bleu n’est pas de ce monde ; il suggère une idée d’éternité tranquille et hautaine, qui est surhumaine (ibid. p. 129-131). Associé au rouge, il représente la rivalité Terre/Ciel. Dans ce tableau, peu de vêtements sont bleus (couleur royale), mais le bleu pâle du ciel et de l’eau crée un contraste avec les rouges et jaunes dorés des personnages — ce qui fait ressortir leur présence.
10. Synthèse : Un tel tableau se prête à plusieurs interprétations : c’est tout l’intérêt d’une allégorie.
On peut y voir un hommage que rendrait l’artiste à un souverain, qui aurait facilité, de gré ou de force, l’essor des valeurs intellectuelles dans un pays conquis, Était-ce le cas de la Belgique au temps de la domination espagnole (Charles-Quint était un empereur lettré et cultivé) ?
À lire le Dictionnaire des Symboles (p. 613), on apprend que la chose militaire, la médecine et le sport sont signés de Mars. On reconnaît le type martien chez le bouillant Henri IV ; chez l’homme d’État dominateur et dur, Richelieu ; le politique impétueux, Gambetta ; l’écrivain réaliste engagé, Zola ; le musicien des sonorités éclatantes, Berlioz ; le peintre expressionniste incendiaire, Van Gogh ; l’acteur viril, Gabin …
Il n’est donc pas étonnant que le dieu Mars puisse être le champion de la Culture !