Là où j’habite, nous avons récemment changé d’heure.
Certains pays changent d’heure. Cela se produit deux fois par an, en octobre ou novembre (où commence “l’heure d’hiver”) et en mars ou avril (début de “l’heure d’été” ou “heure avancée”).
“Heure” : nom commun issu d’un nom propre. Qui plus est, d’un nom désignant des divinités gréco-romaines !
Qui sont donc les Heures ?
Appelées Ωραι (Horai) en grec, Horæ, en latin, les Heures étaient les trois filles de Zeus (Jupiter latin, dieu du Ciel, souverain des autres dieux) et de Thémis, la déesse de la Justice — représentée avec un glaive et une balance.
Leurs noms, Ευνομια (Eunomia, l’Équité), Δικη (Dikè, la Justice) et Ειρηνη (Eirènè, la Paix), sont révélateurs de leur filiation et de leurs fonctions. En effet, elles régissaient l’ordre social, mais aussi, associées à la Nature, elles présidaient à la succession régulière des jours et des saisons.
J’ignore s’il en existe des représentations iconographiques antiques. Mais, au Ier siècle, le poète latin Ovide les décrit comme étant dans le ciel à côté du trône du dieu Phébus (le Soleil) : a dextra laevaque Dies et Mensis et Annus/ Saeculaque et positae spatiis aequalibus Horæ, À droite et à gauche se tenaient debout le Jour, le Mois, l’Année, les Siècles, les Heures, placées à des intervalles égaux (Métamorphoses, Livre II, vers 26-27 traduits par Maurice Nisard, 1857).
Ce sont les “Heures rapides” qui sont chargées d’atteler les chevaux du char du Soleil. Car les Heures servent avec vigilance les dieux. Ovide, encore, donnant la parole à Janus au double visage (Janus bifrons) lui fait dire : Praesideo foribus caeli cum mitibus Horis, Je veille sur les portes du ciel avec les aimables Heures (Fastes, I, v. 125).
Mais comment étaient-elles présentes concrètement dans la vie des Anciens ?
En Grèce antique, le jour était compté d’un coucher de soleil à l’autre. D’ailleurs, le nom ημερα (héméra, le jour) a donné, entre autres mots, l’adjectif “éphémère” (littéralement, “qui dure un jour”). Mais les divisions du jour était vagues. Selon l’auteur du Monde gréco-romain (éd. Dessain, 1964), La division en heures n’est introduite que vers 315 avant J.C. et est marquée par le cadran solaire (γνωμων, gnomon), plus tard par l’horloge à eau (κλεψυδρα, clepsydre). Cette division fait passer les Heures de trois à douze.
Le gnomon ou style est “l’aiguille” du cadran solaire qui projette l’ombre et indique l’heure. Quant à la clepsydre (“la voleuse d’eau”), elle utilise l’eau pour mesurer régulièrement l’écoulement du temps.
Ces instruments furent également utilisés dans la Rome de l’Antiquité. Et l’Horologium d’Auguste était une énorme horloge à ombre, ou cadran solaire, construite en 9 avant J.C. par l’empereur Auguste. Son gnomon était le premier des obélisques de la cité, il avait cent pieds romains de haut (environ 30 mètres) et il avait été apporté d’Héliopolis en Égypte… La longueur de l’ombre projetée par l’obélisque à midi chaque jour, le long d’une ligne graduée, indiquait (aussi) la date (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 518-519).
Pour en revenir aux Heures, filles de la Justice (Thémis) et du pouvoir suprême (Zeus), elles étaient favorables aux dieux, mais aussi au genre humain.
C’est sans doute pourquoi la Tour de l’Horloge, située boulevard du Palais à Paris 1er (métro : “Cité”), est devenue une allégorie qui relie la Justice à l’Heure.
Cette tour du XIVè siècle fut la première horloge de France, avec un cadran extérieur datant du XVème siècle. Le roi Henri III la fit restaurer en 1574 et, pour renforcer symboliquement le pouvoir royal, y fit mettre des sculptures représentant la Force et la Justice et graver des inscriptions en latin. Voici celle qui est placée sous le cadran :
MACHINA QVAE BIS SEX/ TAM JVSTE DIVIDIT HORAS/ JUSTITIAM SERVARE MONET/ LEGESQVE TVERI Cette machine qui détermine si justement/ Les heures en deux fois six/ Enseigne à protéger la justice/ Et à respecter les lois.
Cette devise appartient à un répertoire plus technique, associé ici à un progrès politique et moral. Pour la première fois, le découpage du temps n’est plus dû aux ombres portées sur un cadran solaire mais à la marche mécanique d’une aiguille. Les heures sont donc désormais égales.Si les Romains puis les moines du Moyen Âge utilisaient bien douze heures, leur longueur variait suivant les saisons. Ce n’est qu’au XIIIè siècle que furent adoptées ces heures d’égale durée, progrès rendu possible avec le développement de l’horlogerie. Plus tard, on y ajouta le cadran et l’aiguille des minutes, et l’on reprit le système sexagésimal des Babyloniens : l’heure divisée en soixante minutes, la minute en soixante secondes. Elle rappelle que la maîtrise de l’heure permet d’accomplir ses devoirs religieux, la cloche annonçant les moments de prière qui scandaient les journées. Mais si la place de Dieu est première, celle du roi vient aussitôt après. Par des temps troublés, dans un pays ravagé par les guerres de religion et les crises dynastiques, Henri III réaffirme ainsi publiquement son autorité. En ce temple du pouvoir judiciaire, le nouveau roi use des symboles, des statues et des mots latins pour donner sa mesure et mettre la France à son heure (Extrait de Paris en latin. Legenda est Lutetia, édition Parigramme, 2014, p. 15-17).
L’Heure est donc un instrument politique et un symbole de pouvoir qui figure sur des monuments importants (beffrois, églises, palais, parlements etc.). Le changement d’heure est une décision politique.
D’autre part, elle s’est incarnée dans la vie quotidienne moderne à travers les nombreux instruments qui permettent de la connaître : horloge, pendule, cadran, cartel, oignon, montre de gousset, montre-bracelet et même nos “écrans” actuels !
Elle a aussi envahi la langue française : “heures de pointe, heures creuses, tout à l’heure, à toute heure, d’heure en heure, à l’heure, de bonne heure, aux petites heures, à la première heure, croire sa dernière heure arrivée” etc.
Il y a aussi, bien sûr, les mots de vocabulaire dérivés de la racine gréco-latine hora, tels : horloge, horloger, horlogerie, horaire, horodateur, horoscope (qui indique le signe astral présent au moment de la naissance) etc. De la même racine, on a, en anglais, la réjouissante expression Happy hours affichée devant des bars et propice à certains moments aux consommateurs. Et, en espagnol, “maintenant” se dit “ahora”, c’est-à-dire “à l’heure qu’il est”.