La photo de couverture représente le Zentrum Paul Klee de Berne (capitale de la Confédération helvétique) — édifice original en acier et en verre conçu par l’architecte italien Renzo Piano, et ouvert au public depuis 2005. Comme son nom l’indique, on y trouve principalement les œuvres du peintre Paul Klee.
En y allant, j’ai pu voir l’exposition “Raum, Natur, Architektur” (Espace, Nature, Architecture), qui s’est tenue du 1er juillet au 16 octobre 2014.
1. Le peintre : Paul KLEE (à prononcer “clé” car c’est un nom allemand) est né à Berne le 18 décembre 1879. Son père, Hans Wilhelm Klee, est un professeur de musique de nationalité allemande ; sa mère, Ida Maria Frick, une cantatrice suisse. La musique occupe une grande place dans la vie de Paul Klee, qui a étudié le violon avant de choisir la peinture, et qui épousera une pianiste, Lily Stumpf. Un voyage de six mois en Italie (1901-02), qui lui permet de découvrir l’art antique et celui de la Renaissance, l’amène à vouloir créer ses propres moyens d’expression picturale et à s’orienter vers l’abstraction. Un autre voyage, en Tunisie (1914), déclenche en lui le sentiment que, dit-il, La couleur et moi ne faisons plus qu’un, je suis peintre. Devenu vers 1916 une figure de proue de l’art moderne en Allemagne, il y occupe, entre 1916 et 1933, divers postes d’enseignement. Parallèlement, il expose ses tableaux en Allemagne, à New York — notamment avec Kandinsky, au sein d’un regroupement de quatre artistes Die Blaue Vier (Les quatre bleus) – et à Paris (dans l’exposition La peinture surréaliste, avec Max Ernst, Joan Miro et Pablo Picasso). À l’avènement du parti nazi, la peinture de Paul Klee est considérée comme un “art dégénéré” (Entartete Kunst) et il est congédié de son poste. Il revient à Berne en 1933. À son apogée, sa production compte 1253 œuvres répertoriées. Atteint de sclérodermie, il meurt le 29 juin 1940 à Locarno-Muralto (Suisse).
Paul Klee, amoureux de la Nature, a confectionné un assez volumineux herbier, dont on peut voir quelques planches au Zentrum. On sait ainsi qu’il connaissait bien le latin, notamment celui de la botanique ! D’ailleurs son mot d’ordre, emprunté à Pline l’Ancien, naturaliste romain et écrivain prolifique, était : Nulla dies sine linea (Pas un jour sans écrire une ligne) — signe d’un constant travail d’écriture et de recherche.
De plus, amateur de mythologie antique, il en a illustré quelques thèmes (Nymphe dans le jardin potager, Perseus, Europa) ou a donné un titre latin à ses tableaux (Angelus Descendens, Ad Marginem, In Copula, Angelus militans etc.).
Il n’est donc pas étonnant qu’une de ses toiles s’intitule Ad Parnassum, ce qui signifie littéralement “Vers, en direction du (mont) Parnasse”.
C’est une œuvre qui a retenu mon attention et je me permets d’en suggérer quelques éléments d’explication.
2. L’œuvre : Ad Parnassum, 1932, huile sur toile de lin avec superposition de peinture à la caséïne, dimensions : 100 cm x 126 cm, Kunstmuseum, Verein der Freunde (Association des amis du peintre), Berne, Suisse.
Pour commencer, comment comprendre le titre, et qu’est-ce que le Parnasse ?
Selon le Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine (éd. Nathan, p. 191), Cette chaîne de montagnes, qui s’élève près de Delphes, était considérée comme le séjour traditionnel d‘Apollon et des Muses, donc comme le lieu privilégié de l’inspiration poétique et musicale. Le mot est à l’origine de plusieurs expressions, aujourd’hui quelque peu vieillies : “monter sur le Parnasse”, s’adonner à la poésie ; “les nourrissons du Parnasse”, les poètes ; “Échelle du Parnasse” (en latin Gradus ad Parnassum), nom donné d’abord à un célèbre dictionnaire de prosodie latine (1702), puis à diverses études pour piano. Un quartier de Paris, fréquenté par les artistes, a reçu le nom de Montparnasse.
D’autre part, dans la seconde moitié du XIXè siècle, une quarantaine de poètes français (dont Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia, Théodore de Banville, François Coppée) s’associent pour fonder une École poétique, appelée Le Parnasse, d’après le nom de la revue Le Parnasse contemporain, où ils publièrent leurs vers nouveaux (en 1866). Le credo des Parnassiens était “L’Art pour l’Art” ; leur idéal artistique : l’impersonnalité et la perfection formelle.
On en conclut que le titre du tableau Ad Parnassum est polysémique.
Il peut signifier, en premier lieu, que Paul Klee revendique une place parmi les artistes ayant atteint le Parnasse, c’est-à-dire l’apogée de leur art. Mais comme il y a la préposition “ad” (vers), la trajectoire du peintre n’est pas achevée ; il est seulement en route vers la perfection — ce qui révèle à la fois sa modestie personnelle et l’inachèvement de sa quête artistique. De fait, ce tableau, pour la réalisation duquel, de son propre aveu, il a multiplié les efforts, est le dernier qu’il exécutera avec la technique pointilliste.
En second lieu, l’expression peut rappeler l’intérêt de l’artiste pour la musique, puisque le Gradus ad Parnassum concerne des études pour piano. À cause du métier de ses parents il a grandi dans une atmosphère musicale.
Enfin, Paul Klee, dans ses écrits théoriques sur son œuvre, note que L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. Sa peinture ne vise pas à un effet de réel. Les éléments naturels comme les astres, les montagnes, les arbres et même les personnages y sont souvent schématiques, mais symboliques.
En effet, ce qu’on voit ici, ce sont des touches de couleurs (bleu, ocre jaune, brun, vert, gris et blanc) sur lesquelles se détache une large ligne noire, qui trace les contours d’une montagne ou d’un temple grec stylisé et, en bas, d’une porte énigmatique (est-elle ouverte ou fermée ?) — porte elle-même surmontée d’une ligne blanche qui crée une ligne d’horizon. En haut, un cercle orange.
Symboliquement, le bleu connote l’infini ; la porte représente l’initiation, le passage d’un état à un autre ; le cercle orange, le soleil par excellence (dont Apollon est également le dieu). On peut donc y voir la représentation du cheminement de l’artiste vers son idéal.
Avant lui, d’autres peintres, tels Andrea Mantegna au XVè siècle, Raphaël au XVIè s. et Nicolas Poussin au XVIIè s., ont imaginé “Le Parnasse”, demeure d’Apollon et des Muses, mais aussi d’Orphée, de Pégase et d’autres créatures mythologiques liées aux Beaux-Arts et à la Poésie.
Paul Klee, lui, en donne une image moderne où place est laissée à l’imaginaire du spectateur — image d’autant plus précieuse que la technique du peintre est rare !
Bibliographie : Guide de l’exposition de Berne et Dictionnaire Robert 2 (pour la biographie) ; Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont) ; Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine (éd. Nathan).